Menaces sur la paix

Le président ougandais Yoweri Museveni invite ses homologues d’Afrique de l’Est à un sommet. George Bush met en garde les protagonistes contre toute velléité de reprise des armes… Les risques que la mort de John Garang fait courir au processus de réunif

Publié le 5 août 2005 Lecture : 6 minutes.

Cruelle ironie du sort, l’ex-rebelle du Sud-Soudan, John Garang, sorti indemne de vingt-deux ans de guerre civile, a succombé à un accident moins d’un mois après avoir été investi premier vice-président du Soudan. « C’est un grand choc et une source de colère que de voir Garang, qui a survécu à tant de procès et de tribulations, perdre la vie lorsque la paix a commencé à revenir au Soudan », a déploré son ami le président Yoweri Museveni, à qui il venait de rendre visite. C’est à bord d’un hélicoptère de la présidence ougandaise, un MI-172 ultrasophistiqué, que John Garang a péri le 30 juillet.
Vingt-quatre heures plus tôt, Garang quitte le Sud-Soudan à bord d’un avion de location pour rendre visite au président Yoweri Museveni. Arrivé à l’aéroport d’Entebbe, à Kampala, la capitale ougandaise, il embarque dans l’hélicoptère de la présidence ougandaise pour Rwakitura, près de Mbarara, dans l’ouest de l’Ouganda, où se trouve la ferme du chef de l’État.
Le voyage du retour est prévu pour le samedi 30 juillet. À 15 h 45 heure locale (12 h 45 GMT), il décolle à bord de l’hélicoptère, un M1-172 (version VIP) piloté par le colonel Nyakairu et le capitaine Kiyimba. Ils ont comme ingénieur de vol le major Kiggundu. Direction Entebbe pour le plein de fuel, avant de repartir à 16 h 55 en direction de Juba, la future capitale du Sud-Soudan. À 18 h 30, le contrôle aérien ougandais est toujours en contact avec l’appareil. Puis silence radio. Les contrôleurs aériens l’imputent aux mauvaises conditions atmosphériques. On est en pleine saison des pluies (juillet-août). Dès samedi soir, la nouvelle de la disparition de l’hélicoptère se répand. Les recherches du dimanche 31 juillet sont infructueuses. Lundi, à l’aube, des organisations humanitaires, qui travaillent dans la zone, découvrent l’épave de l’appareil ainsi les corps de ses passagers.
La disparition du dernier des guérilleros africains, devenu homme d’État le 9 juillet dernier, à l’âge de 60 ans, est-elle réellement due à un accident ? C’est ce que semblent penser aussi bien Rebecca Garang, son épouse, que le président Museveni, les dirigeants sudistes et le gouvernement soudanais. Une thèse confortée jusque-là par les premiers éléments d’information recueillis sur les circonstances de la mort des six personnes qui l’accompagnaient et des sept membres de l’équipage non sans difficultés, car l’hélicoptère s’est écrasé dans une région montagneuse, recouverte d’une jungle épaisse.
Pour Museveni, l’hélicoptère, en service à la présidence depuis huit ans, n’avait jamais posé de problèmes auparavant. Il dispose d’instruments de navigation sophistiqués récemment installés, dont des altimètres, un radar détecteur de nuages dangereux et de montagnes à une distance de 100 km… « Il peut voler de jour et de nuit », ajoute Museveni, qui décide de diligenter une enquête, tandis que le Mouvement/Armée populaire de libération du Soudan (SPLM/A) en demande une autre, internationale celle-là, et que l’ONU se déclare prête à collaborer.
En mal de publicité, Abdelwahed Nur, un dirigeant rebelle du Darfour, prétend, sans preuve aucune, que la mort de John Garang « n’est pas un accident », mais résulterait d’une vaste « conspiration ». Selon une autre hypothèse, l’hélicoptère aurait pu être abattu par les rebelles ougandais de l’Armée de résistance du Seigneur de Joseph Kony qui opèrent à partir de cette zone contre le gouvernement de Kampala. Garang venait de leur adresser un ultimatum les invitant à quitter le Sud-Soudan.
Les soupçons n’épargnent pas le gouvernement de Khartoum. À peine la nouvelle de la mort de Garang connue, des milliers de réfugiés sudistes et du Darfour déferlent des bidonvilles qui entourent la capitale soudanaise et se dirigent vers le centre-ville. Une fumée noire enveloppe les quartiers commerçants de la ville. Bilan de l’émeute : plusieurs dizaines de morts et quelque 200 blessés, des dizaines de magasins pillés et des voitures incendiées. Sous le choc, le Sud-Soudan est resté calme, à l’exception de Juba, agglomération où vivent des commerçants nordistes et qui est restée sous contrôle gouvernemental pendant la rébellion. On a là aussi enregistré des pillages et la destruction de magasins tenus par des musulmans.
La paix est-elle pour autant en péril ? Avec la mort de Garang, c’est l’un des principaux architectes de l’accord signé à Nairobi, le 9 janvier 2005, après vingt-deux ans de guerre civile, qui disparaît. Depuis des mois, il n’a cessé d’étonner le monde par ses professions de foi en faveur de la réconciliation, du développement et de l’unité du Soudan. Il avait abandonné les discours belliqueux pour s’ériger en visionnaire décidé à rendre irréversible le processus de paix. « Le dogmatisme est fait pour les imbéciles », déclarait-il pour expliquer cette transformation.
Les dirigeants sudistes du SPLM/A, tout comme le gouvernement de Khartoum, assurent qu’ils maintiendront le cap : « Nous restons confiants. L’accord de paix se poursuivra et sera appliqué comme prévu », a affirmé le président soudanais Omar Hassan el-Béchir.
Salva Kiir Mayardit (voir encadré), désigné le 1er août pour succéder à Garang à la tête de l’ex-mouvement rebelle et du nouveau gouvernement du Sud-Soudan comme à la vice-présidence de la République, renchérit : « La direction et tous les cadres du SPLM/A resteront unis et oeuvreront de bonne foi à l’application pleine et entière de l’accord. »
Mais les analystes craignent qu’avec la mort de Garang le Soudan n’entre dans une nouvelle phase d’incertitude, sinon de grande instabilité. Le processus de paix, qui prévoit une période de transition de six ans avant le référendum qui permettra aux Sudistes de choisir entre l’unité nationale au sein d’une fédération ou la sécession, a perdu une de ses locomotives.
Les extrémistes des deux camps n’ont pas dit leur dernier mot. De nombreux dirigeants et cadres du SPLM/A rejettent cet accord et réclament l’indépendance immédiate. Et, au sein de l’élite nordiste à Khartoum, des éléments s’estiment lésés et n’admettent pas l’idée que les Sudistes puissent faire sécession en 2011.
La mort de Garang risque de laisser un grand vide à la tête du SPLM/A, qu’il avait dirigé sans partage, depuis sa fondation en 1983. Unique signataire de l’accord de paix au nom du Sud alors qu’une trentaine de mouvements politiques et armés contestent sa représentativité, le Mouvement regroupe une mosaïque d’ethnies. Si les Dinkas, tribu à laquelle appartenait l’ancien chef rebelle, y sont majoritaires, il risque de se désintégrer sous l’effet des rivalités. De plus, les milices progouvernementales restent actives dans le Sud.
Mais, surtout, Garang était le garant de l’accord de paix et du maintien de l’unité du Soudan. « Il était un symbole, affirme Hatem Ali, un dirigeant de l’opposition nordiste. Nous avions misé sur son charisme. Sa disparition risque de rendre la sécession inévitable. » Garang assurait aussi une certaine stabilité régionale. Ses liens étroits et historiques avec les dirigeants ougandais et kényans étaient devenus, depuis l’accord, un facteur d’entente entre Khartoum et ses voisins. Enfin, paradoxe pour cet autocrate, ses connivences déjà anciennes avec les mouvements d’opposition nordistes au sein de l’Alliance démocratique nationale (ADN) le faisaient passer pour un défenseur de la Constitution libérale adoptée en juillet et de la démocratie.
Pour préserver le processus engagé, la communauté internationale multiplie les appels à la sagesse, comme en témoigne l’invitation du président Museveni à sept de ses homologues d’Afrique de l’Est pour un sommet régional consacré aux conséquences de la disparition de Garang. L’administration américaine n’est pas en reste. Le président américain George W. Bush, qui avait pesé de tout son poids pour la signature de la paix, avertit clairement les protagonistes : « La vision de paix de John Garang doit être celle de tous les Soudanais afin qu’ils puissent vivre dans un pays démocratique, pacifique et unifié. »

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