Le tigre muselé

Après le spectaculaire décollage des années 1990, l’économie stagne dans l’attente de nouvelles réformes, qui doivent notamment dynamiser un secteur industriel aux performances plutôt médiocres.

Publié le 5 août 2005 Lecture : 5 minutes.

Avec une croissance moyenne de 6 % par an depuis la fin des années 1980, l’économie indienne a réussi une prouesse que plus personne ne lui conteste. Ce succès, c’est Manmohan Singh, l’actuel chef du gouvernement, qui en a été le principal artisan. Ministre des Finances dans les années 1990, il a été l’instigateur de plusieurs réformes déterminantes, même si son travail demeure inachevé.
Dans de nombreux domaines, en effet, l’Inde reste à la traîne de son voisin chinois. Depuis 1981, le taux de croissance de ce dernier a été de 10 % par an. Et son revenu par habitant est aujourd’hui plus de deux fois supérieur à celui de l’Inde, alors que l’un et l’autre étaient à peu près égaux en 1980. En Chine, la part de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté est descendu sous la barre des 5 %, alors qu’elle stagne à 26 % en Inde. Et si le commerce a progressé très rapidement de part et d’autre de l’Himalaya, sa croissance n’en a pas moins été plus rapide du côté chinois. Les exportations chinoises de biens et de services se sont accrues de 15,2 % tous les ans, contre 10,7 % en Inde. À elle seule, la Chine a assuré 5,8 % des exportations mondiales en 2003, tandis que l’Inde ne dépassait pas 1 %. Enfin, les investissements directs étrangers (IDE) restent dix fois plus élevés en Chine, en dépit d’une forte progression indienne dans les années 1990.
Ces distorsions n’ont qu’une seule et unique explication : les performances plutôt médiocres de l’industrie indienne. Alors que le secteur secondaire représentait 51 % du produit intérieur brut (PIB) chinois en 2000 (contre 42 % dix ans plus tôt), sa part dans le PIB indien n’a pratiquement pas progressé pendant la même période. Certes, le tertiaire a connu une belle embellie en Inde, passant de 41 % à 48 % du PIB, mais les services ne se vendent pas aussi bien que les produits industriels, à l’exception notable des technologies de l’information et de la communication (TIC). Ces dernières ne représentent toutefois pas plus de 2 % du PIB indien. L’économie indienne souffre donc d’une faiblesse industrielle – qui ne se résorbe d’ailleurs que très lentement – et ne peut profiter d’une rapide croissance commerciale.
Cette fragilité est d’autant plus problématique que, dans les économies où la valeur-travail l’emporte encore sur la valeur-capital – c’est le cas des deux pays -, l’industrie constitue habituellement le principal secteur d’investissement pour les capitaux étrangers, les multinationales souhaitant profiter du faible coût du travail. Par conséquent, si l’afflux des IDE dépend du taux d’industrialisation et que ce taux ne décolle pas, il ne peut en résulter qu’une très faible augmentation des investissements étrangers.
Comment l’Inde peut-elle s’y prendre pour égaler les performances chinoises ?
Pour certains, elle devrait se spécialiser dans les services. Seul problème : cette stratégie n’aurait de sens que si l’économie indienne avait choisi de se spécialiser dans le tertiaire de pointe, celui des TIC. Or l’importance de ce secteur reste, pour l’instant, très faible : à eux seuls, la distribution, l’administration publique, l’immobilier, les travaux d’intérêts généraux et les transports représentent 70 % du tertiaire indien. Pour couronner le tout, 60 % des actifs travaillent dans l’agriculture et ne pourraient se reconvertir dans les services à forte valeur ajoutée que d’ici à une quinzaine d’années. Dans ces conditions, seul le développement de l’industrie traditionnelle – grande consommatrice de main-d’oeuvre peu qualifiée – pourrait permettre à l’économie indienne de transformer rapidement une partie importante de sa population agricole en une population ouvrière salariée.
Pour accélérer son développement, l’Inde a donc intérêt à jouer la carte, d’une part, de l’industrie traditionnelle, de l’autre, des technologies de l’information et de la communication. Dans cette perspective, plusieurs réformes paraissent indispensables :

– L’abrogation de la loi de 1982, qui soumet à certaines conditions les procédures de licenciement dans les entreprises de plus de cent salariés. Ce texte dissuade les multinationales et les grandes entreprises indiennes d’investir dans l’industrie ;

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– La réduction du déficit budgétaire. Actuellement supérieur à 10 %, il fait fuir les fonds d’investissement étrangers. L’épargne des ménages et des sociétés représente en moyenne 26 % du PIB. Mais une fois déduits l’équipement des ménages et les revenus non distribués des entreprises, l’épargne réellement disponible pour les investissements ne représente qu’entre 12 % et 13 % du PIB… que le déficit budgétaire engloutit dans sa quasi-totalité ;

– La mise en place d’infrastructures plus performantes. Pour être compétitive, l’industrie indienne doit pouvoir compter sur un approvisionnement énergétique sûr et bon marché. Il est donc indispensable de désengorger les ports (leurs capacités d’accueil restreintes et leur mauvaise gestion empêchent une rotation rapide des marchandises), de moderniser les aéroports, de construire un réseau routier fiable, de mettre en place une industrie du fret moderne et de supprimer les restrictions imposées à la circulation entre les différents États de la fédération indienne ;

– La planification d’une nouvelle politique de l’éducation. En Inde, l’enseignement supérieur est un véritable goulet d’étranglement dont pâtit l’industrie des technologies de l’information. Actuellement, seuls 6 % des 18-24 ans fréquentent l’université. Une infime minorité d’entre eux possèdent les compétences requises pour élaborer des logiciels ou travailler dans le secteur des télécommunications. Logiquement, la rareté des employés compétents sur le marché a accru le turnover dans les entreprises (plus de 50 % par an) et s’est traduit par un doublement des salaires en moins de deux ans. Si le boom des TIC se poursuit, l’Inde va donc devoir trouver des solutions. Problème : l’importance du déficit budgétaire est telle que le gouvernement n’a pratiquement aucune marge de manoeuvre. On ne voit donc pas comment il pourrait échapper à la création d’universités privées et à l’instauration de droits d’inscription dans les facultés publiques.

Après avoir remis l’Inde sur pied dans les années 1990, Singh doit donc désormais amorcer de nouvelles réformes pour permettre à son pays de tenir solidement sur ses deux jambes. Une chance historique se présente : il a la possibilité de construire une Inde résolument moderne. Il ne doit donc pas la laisser passer.

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* Arvind Panagariya est professeur d’économie politique à l’université de Columbia, aux États-Unis.

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