Le temps des désillusions

Après leur heure de gloire du début des années 1990, les journaux d’Afrique francophone brillent aujourd’hui par leur médiocrité. Tel est le constat sévère dressé par Thierry Perret dans son essai. Interview.

Publié le 5 août 2005 Lecture : 7 minutes.

Correspondant en Afrique de l’Ouest de Radio France Internationale (RFI) au début des années 1990, Thierry Perret a été le témoin privilégié de la naissance d’une presse privée et libre sur le continent. Il en devient plus tard l’interlocuteur privilégié en prenant en 1998 la direction de MFI (Médias France Intercontinents), l’agence de coopération avec les médias du Sud intégrée à la « radio mondiale ».
Aujourd’hui, à 58 ans, il livre sans détours un constat sévère sur une presse pluraliste mais opportuniste, tellement politisée qu’elle en oublie les préoccupations des Africains, animée par des journalistes peu scrupuleux qui oscillent entre propagande et diffamation. Dans Le Temps des journalistes, l’auteur réfléchit aussi à ce que devrait être la nouvelle fonction de ces « faiseurs d’opinion » dans un contexte où chacun se cherche.

Jeune afrique/l’Intelligent : Pourquoi ce titre, « Le temps des journalistes » ?
Thierry Perret : Je tenais à mettre l’accent sur les journalistes plus que sur la presse en général. Depuis une dizaine d’années, le métier a changé, avec l’émergence notamment d’une presse privée qu’il a fallu, après son heure de gloire au début des années 1990, réinventer. Malheureusement, aujourd’hui, cette presse brille davantage par ses défauts que par ses qualités.
J.A.I. : Quels sont ses principaux défauts ?
T.P. : Elle est encore peu indépendante car économiquement très faible, à cause notamment d’un lectorat qui se réduit comme peau de chagrin. En allant chercher les subsides là où elle peut, c’est-à-dire dans le milieu politique, elle est devenue partisane en sacrifiant la rigueur et la formation des professionnels.
J.A.I. : Vous affirmez que la presse est déconnectée de la société et n’évoque pas ou peu les réalités quotidiennes des gens.
T.P. : Effectivement. Elle se focalise sur les centres d’intérêt de ses lecteurs, qui sont essentiellement issus de la classe politique. Elle s’adresse à ceux-là mêmes qui peuvent la financer. Un souci de rentabilité qui entretient le niveau de médiocrité.
J.A.I. : A-t-elle joué un rôle dans le processus de démocratisation ?
T.P. : Ce rôle a été déterminant dans certains pays, comme le Bénin, le Mali, le Niger, ou encore au Sénégal sur une plus longue durée. La presse a été un acteur décisif parce qu’elle a ouvert un champ de contestation du pouvoir en place. Au début des années 1990, elle avait un lectorat important parce qu’elle traitait des enjeux cruciaux pour la société. Le pouvoir ne s’en est pas méfié tout de suite. C’est quand il a pris la mesure de son influence qu’il a commencé à la museler.
J.A.I. : Certains pays se distinguent-ils des autres ?
T.P. : La situation est assez contrastée d’un pays francophone à l’autre. Le Sénégal constitue une bonne illustration d’un État où la presse assure relativement bien sa fonction sociale.
J.A.I. : Vous relevez que la presse des faits divers avec « rumeurs, ragots, grosses ficelles et sexe à la une » a connu un vif succès à la fin des années 1990, notamment au Sénégal… Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
T.P. : Malgré une explosion tardive au Sénégal, les tirages de cette presse où se mêlent scandales et faits divers se sont immédiatement envolés. Personne ne s’y attendait. Au Mali, elle se vend bien même si elle reste marginale. Quoi qu’il en soit, il existe un véritable marché pour ce type de médias.
J.A.I. : Un autre écueil que vous soulevez : la dichotomie entre une presse trop conformiste, d’une part, et une presse diffamatoire, d’autre part. N’existe-t-il pas de juste milieu ?
T.P. : Dans chaque pays, il existe au moins un ou deux titres qui remplissent correctement leur mission. On peut citer L’Essor au Mali, Le Soleil au Sénégal… Ce qui n’est pas négligeable quand on considère que le lectorat est assez faible. La presse publique est généralement de bonne qualité, car elle dispose d’un patrimoine et de journalistes formés et rémunérés. Ceux-ci présentent une information assez juste et globalement diversifiée à partir du moment où ils sortent de l’arène politique stricto sensu.
J.A.I. : Vous dites aussi que la presse ivoirienne avait tout pour réussir mais qu’elle s’est laissé gangrener par les haines tribales.
T.P. : La presse est capable du meilleur comme du pire. Elle est à l’image de la société qui l’accueille. La Côte d’Ivoire réunissait en effet tous les éléments pour proposer une presse de qualité, mais les dérapages vont au-delà du problème de la presse, ils traduisent la gravité de la situation politique.
J.A.I. : C’est pour cela que vous vous élevez contre l’impunité des journalistes, pourtant tant réclamée sur le continent…
T.P. : Il ne faut pas confondre impunité et respect des droits. Si les pouvoirs n’avaient pas pratiqué une répression échevelée, on ne se poserait pas la question en ces termes et on pourrait sanctionner l’irresponsabilité de certains journalistes.
J.A.I. : Vous relevez le rôle parfois contre-productif des organisations de défense de la liberté de la presse qui, à la moindre menace planant sur un journaliste, montent au créneau alors qu’il y a eu des violations flagrantes des règles de la profession.
T.P. : Le problème, c’est qu’on a été tellement habitués à la répression que le soupçon est justifié. Mais il peut parfois desservir la profession.
J.A.I. : Il est vrai qu’on a beaucoup parlé des droits des journalistes africains et peu de leurs devoirs…
T.P. : C’est tout l’enjeu de la structuration du métier. Qui peut parler des droits et des devoirs des journalistes ? L’État ne serait pas crédible. La corporation ? Elle a montré ses limites au sein des organes d’autorégulation. Il faudrait une instance neutre et paritaire.
J.A.I. : N’est-ce pas le rôle des écoles de journalisme ?
T.P. : Ces écoles sont complètement inadaptées aux besoins de la sous-région. Elles ont été affaiblies par le retrait des bailleurs de fonds et par des orientations axées davantage sur la communication ou l’académisme universitaire. Résultat : il n’y a plus de politique de formation sérieuse et cela s’en ressent inévitablement.
J.A.I. : On a le sentiment que la presse africaine en est encore à un stade artisanal, avec des entreprises volatiles, des journalistes mal formés, peu payés, qui n’ont pas toujours la vocation d’informer…
T.P. : Elle a toujours été comme cela, même si certains organes ont réussi à se maintenir, notamment au Bénin ou au Burkina Faso. Tous sont obligés de gérer au quotidien les mêmes difficultés qu’autrefois.
J.A.I. : Considérez-vous que la presse est quand même meilleure qu’il y a quinze ans ?
T.P. : Hélas ! non. Avant, elle remplissait une vraie fonction sociale, et, qui plus est, avec enthousiasme. Elle assumait son engagement, sans pour autant omettre de fournir de l’information. Dans un contexte de transition démocratique, les enjeux apparaissent plus faibles, et il est donc plus difficile pour la presse de mobiliser. Elle ne peut pas muer en dehors des dynamiques internes des sociétés. Une fois que le jeu politique, qui se réduit aujourd’hui à une lutte sans merci pour le pouvoir, aura acquis sa maturité, la presse pourra alors évoluer.
J.A.I. : Quels sont les moyens des médias africains ? À part les publi-reportages, existe-t-il des ressources publicitaires suffisantes pour alimenter les très nombreux médias ?
T.P. : Au début, le lectorat faisait vivre les médias. Actuellement, le financement est opaque. S’il n’y a pas de sponsor officiel, il existe des soutiens souvent inavouables, notamment politiques. La publicité reste assez faible même si on assiste ici et là à l’élaboration de stratégies commerciales. Pour s’en sortir, les médias sont obligés de tirer sur les dépenses : on use et abuse des stagiaires et des bénévoles. Tout cela ne peut qu’entretenir, encore une fois, la médiocrité.
J.A.I. : Quel est le statut social du journaliste ? Comment est-il perçu par la société ?
T.P. : Il y a un mélange de respect, de fascination et de dédain. La population reproche aux journalistes d’être vendus, de ne pas savoir écrire, etc. Reste que le statut du journaliste de presse écrite est meilleur que celui des radios.
J.A.I. : La tentation du « gombo » est toujours très présente. Vous écrivez d’ailleurs « un journal, c’est de l’influence, accessoirement nourrie par le (grand) chantage ou les petits marchandages ». Est-il possible d’éradiquer ces pratiques ?
T.P. : C’est une pratique compréhensible dans la mesure où les journalistes ne peuvent pas survivre ni faire leur métier autrement. Que l’organisateur d’un événement donne 5 000 F CFA, cela ne choque personne : c’est le prix que le journaliste paiera pour pouvoir se déplacer ! De toute façon, les professionnels n’ont pas acquis de réflexes moralisateurs qui les pousseraient à refuser ces « avances ». Enfin, il y a un manque d’idéal, à la différence de la décennie 1990 où les journalistes croyaient en leur métier.
J.A.I. : Selon vous, la presse est-elle plus libre qu’il y a quinze ans ?
T.P. : Oui, malgré certaines poussées répressives. Des législations ont été adoptées et elles commencent à être respectées. Cela dit, la situation reste fragile, à l’image de la situation globale dans ces pays.
J.A.I. : Cela n’empêche pas la presse satirique de toujours bien se porter, semble-t-il…
T.P. : Certes, on compte quelques réussites éditoriales sur le continent comme Le Cafard libéré au Sénégal, Le Journal du jeudi au Burkina Faso ou encore Le Lynx en Guinée. Mais c’est une presse d’opinion plus que d’information.
J.A.I. : Si, comme vous le dites, « on ne peut pas demander à la presse africaine plus que ce que l’Afrique a à offrir », que peut-on raisonnablement attendre d’elle ?
T.P. : Il ne faut pas négliger la volonté d’un homme ou d’un groupe qui peut survenir à tout moment pour changer les choses. La volonté des acteurs est la clé de la réussite, à condition qu’ils soient compétents.

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Le Temps des journalistes. L’invention de la presse en Afrique francophone, de Thierry Perret, éditions Karthala, 320 pages, 25 euros.

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