Jeunesse volée

En pleine expansion depuis dix ans, le trafic d’enfants fait des dizaines de milliers de victimes chaque année. Associations locales et organisations internationales se mobilisent pour tenter de l’enrayer.

Publié le 5 août 2005 Lecture : 6 minutes.

Saïfa est aujourd’hui une fillette de 10 ans épanouie, qui parle français, qui sait lire et qui rêve de devenir coiffeuse. Quand elle a été amenée par la brigade des mineurs dans le foyer Laura Vacuña, il y a trois ans, elle avait un bras cassé et de multiples contusions sur le corps à force d’être battue par sa tante. Soeur Antonietta, une salésienne volubile et pleine d’amour pour ces fillettes meurtries par la vie, l’a soignée et continue à prendre soin d’elle. Grâce à l’aide des animateurs du foyer, la petite fille a pu retrouver ses parents. « Ils étaient heureux de la revoir, mais effarés d’apprendre qu’elle avait été maltraitée et exploitée par cette tante de Cotonou », raconte la religieuse italienne, arrivée au Bénin en 2000 pour prendre en charge les victimes d’un trafic qui concerne des dizaines de milliers de jeunes chaque année. « Ils pensaient bien faire en l’envoyant en ville… Malgré leur colère contre cette tante, ils n’ont pourtant pas porté plainte, car le lien familial, ici, est souvent plus sacré que le bien-être d’une enfant. »
Waoussia, 11 ans, a, elle aussi, fugué avant d’être recueillie par les soeurs installées dans le quartier de Zogbo. Toute jeune, elle a été vendue par sa mère. Un pagne et 5 000 F CFA ont suffi pour la convaincre de laisser partir la fillette. Après tout, il y avait déjà de nombreux enfants à nourrir et trop peu de revenus. Et puis, « placer » un enfant est chose courante au Bénin depuis la nuit des temps. À la différence près qu’autrefois, un vidomégon – c’est ainsi qu’on appelle les enfants envoyés chez des proches économiquement mieux pourvus – avait une véritable chance de s’en sortir. En échange de travaux domestiques, ces gamins issus de milieux défavorisés pouvaient aller à l’école et prendre ensuite leur envol en trouvant un métier. « C’était un véritable ascenseur social », confirme un ancien vidomégon occupant aujourd’hui un poste de cadre dans une grande entreprise de Cotonou.
« Mais la pratique a pris un autre visage, bien plus pervers, au milieu des années 1990, au moment de la dévaluation du franc CFA », explique soeur Antonietta, qui, en l’espace d’à peine six mois, a recueilli plus de 160 mineures. « Les causes de cette mutation sont multiples, nuance Philippe Duamelle, le responsable du Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) à Cotonou. L’appauvrissement de la population, associé à son augmentation constante, a conduit les parents à abandonner leurs responsabilités familiales. Épuisés, affamés aussi parfois, ils sont devenus plus vulnérables aux réseaux criminels qui sont, eux, de mieux en mieux organisés. » Le fonctionnaire international se souvient d’une discussion animée qu’il avait eue avec un villageois, visiblement très pauvre. « Si, aujourd’hui, vous me ramenez mes enfants partis travailler, comment vais-je faire ? J’en ai déjà vingt-neuf à charge. Quatorze que j’ai eus avec mes deux épouses. Et quinze dont j’ai hérité de mon frère décédé », lui avait confié ce quadragénaire résigné.
Dans ces conditions d’extrême dénuement, les enfants sont alors considérés comme une source de revenus. Arrachés à leur village, ils s’en vont travailler de l’aube jusqu’au soir dans les maisons, dans les rues, sur les marchés, sur les chantiers, dans les champs ou dans les carrières. Battus, à peine nourris, obligés de dormir par terre, parfois abusés, ce sont des esclaves des temps modernes.
Combien sont-ils à être victimes de cette traite ? « Difficile à dire, répond Philippe Duamelle. Une étude réalisée en 2002 chiffre à 500 000 le nombre d’enfants de moins de 14 ans qui travaillent au Bénin. Parmi eux, certains font de menus travaux en continuant d’aller à l’école, tandis que d’autres sont véritablement exploités. Plus récemment, la Banque mondiale a évalué que 50 000 mineurs étaient victimes du trafic transfrontalier. Mais ce ne sont que des ordres de grandeur. »
À côté du trafic interne, dont Saïfa et Waoussia ont fait l’objet, se développe un trafic international. Le Bénin est, avec le Togo, l’un des principaux pays pourvoyeurs d’enfants dans la sous-région. Les jeunes filles sont, pour la plupart, envoyées au Gabon, où elles servent de domestiques, tandis que les garçons sont généralement acheminés jusqu’en Côte d’Ivoire pour travailler dans les plantations de cacao, ou vers le Nigeria voisin, où ils sont employés dans les carrières et dans les fermes.
En 2001 intervient l’affaire de l’Etireno. Soupçonné de transporter 250 enfants-esclaves, ce navire battant pavillon nigérian a été refoulé par plusieurs pays avant d’être saisi à Cotonou, où l’on n’a trouvé que quelques enfants à bord. Mais l’enquête a provoqué une véritable prise de conscience de la part des autorités et des organisations internationales. « La lutte s’est alors véritablement intensifiée. En 2002, un atelier s’est tenu à Porto-Novo sur ce sujet. Diverses associations impliquées dans la protection de l’enfance, telles que Terre des hommes, la Croix-Rouge béninoise, le Centre d’écoute et d’orientation de l’archevêché de Cotonou et le Foyer Laura Vacuña, ont constitué un réseau, avec le soutien de l’Unicef pour coordonner leurs actions », souligne soeur Antonietta.
Les gouvernements de la sous-région ont, eux aussi, entamé une collaboration, dont le premier résultat ne s’est pas fait attendre. En 2003, quelque 300 petits Béninois exploités au Nigeria ont été rapatriés dans leur pays d’origine. Fin juin 2005, un accord de coopération pour la lutte contre la traite des êtres humains a pu être signé entre les deux États.
Mais encore faut-il, une fois les enfants retrouvés, pouvoir assurer leur réinsertion. Les quatre centres d’accueil de Cotonou, qui hébergent et nourrissent ces rescapés pour quelques mois ou pour une durée indéterminée, se chargent de soigner les traumatismes et de retrouver, avec l’aide de l’Unicef, les familles. « L’enquête prend parfois des allures de parcours du combattant. Surtout quand les enfants ne se souviennent plus d’où ils viennent parce qu’ils étaient trop jeunes quand ils ont été arrachés à leur village ou parce qu’ils sont moralement anéantis », déplore soeur Antonietta. Certaines des filles recueillies par les salésiennes choisissent de rentrer au village. Mais la majorité préfère suivre les cours ou les formations dispensés par les religieuses et ne rejoindre leurs proches qu’au moment des congés. « Quoi qu’il en soit, nous suivons le parcours de ces fillettes et veillons à ce qu’elles ne retombent pas entre les mains de trafiquants », précise la religieuse.
À chacune de leurs incursions dans les zones rurales, soeur Antonietta et les représentants des autres associations tentent également de sensibiliser les communautés. Récemment, l’Unicef a coproduit un petit film intitulé Ana, Bazil et les trafiquants qui raconte le calvaire de ces mineurs trop vite abandonnés. Le film est projeté par un cinéma numérique ambulant qui sillonne le pays. Il est suivi de débats très animés, souvent clos par un dicton ancien : « Même s’il n’y a que du sable à manger, il faut le manger avec ses enfants. »
L’organisme onusien s’attelle aussi à renforcer la capacité des centres de promotion sociale, réseau décentralisé du ministère de la Famille, et du millier de comités locaux qui luttent, sur la base du volontariat, contre ce trafic. Ce sont eux qui mettent en garde les familles contre les propositions alléchantes des trafiquants. « Les parents se font souvent berner par ces gens richement vêtus qui leur promettent monts et merveilles. On leur fait d’autant plus facilement confiance que les intermédiaires font partie de la communauté », rappelle Philippe Duamelle. Quant à la brigade des mineurs, qui réunit moins d’une dizaine d’agents, elle n’a pas les moyens de démanteler seule la traite des enfants. Sans compter que ni les policiers ni les magistrats ne disposent d’un arsenal juridique adéquat. « La plupart des textes législatifs qui régissent l’enfance datent des années 1960, poursuit le représentant de l’Unicef. Il est urgent de les moderniser. » Un projet de loi est actuellement à l’étude. Il prévoit des peines pouvant aller jusqu’à la réclusion à perpétuité.
Mais, plus que les lois, ce sont les mentalités qui doivent changer. « Le placement et le travail des enfants sont des phénomènes avant tout culturels, reconnaissent les associations. Il faudra beaucoup de temps et de pugnacité pour l’éradiquer. »

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