A la conquête de la rue

Longtemps sevrés de parole, les mouvements des jeunes de l’opposition ne veulent plus laisser le monopole du débat public et de la mobilisation au pouvoir et à ses partisans. À l’approche des échéances électorales, ils entendent regagner le terrain perdu.

Publié le 5 août 2005 Lecture : 5 minutes.

Le « général » Charles Blé Goudé n’a pu aller au bout de son programme annoncé à la fin du congrès de la Coordination des Jeunes patriotes (Cojep) le 24 juillet : tout faire pour interdire les activités politiques de l’opposition et occuper le terrain par tous les moyens dans la zone sud. Il a cependant réussi à troubler une réunion des jeunes du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) le 26 juillet, essuyé une plainte pour coups et blessures volontaires, avant de faire amende honorable en présentant des excuses publiques. Mais le mal était déjà fait. Et la crainte qu’il ne se renouvelle suffisamment prégnante pour que le président Thabo Mbeki, le médiateur de l’Union africaine (UA), demande à Silumko Sokupa, son représentant à Abidjan, d’intervenir auprès des formations politiques. À charge pour elles d’obtenir de leurs mouvements de jeunes de surseoir à tout rassemblement ou manifestation publique afin de préserver un processus de paix fragile.
Il a été entendu. Les « Jeunes patriotes » et la Jeunesse de l’union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (JUDPCI) ont annulé les rassemblements prévus le 30 juillet. Mais qu’en sera-t-il demain ? Une seule certitude : depuis plusieurs semaines déjà, et probablement davantage encore dans les prochains jours, les mouvements de jeunes des partis de l’opposition n’entendent plus laisser le terrain aux « patriotes ». La conquête de la rue a commencé… Et ce qu’ils appellent le grand « Gnanga » (le « dernier combat », en argot d’Abidjan) pourrait augurer de sanglants affrontements.
Leur réveil remonte au lendemain du lancement du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le 18 mai dernier à Paris. Yayoro Karamoko, chef de file du Rassemblement des jeunes républicains (RJR), Kouadio Konan Bertin, leader de la Jeunesse du PDCI (JPDCI), Jean Blé Guirao, patron de la JUDPCI, et Siméon Kpanhi, son homologue de la Jeunesse du mouvement des forces de l’avenir (JMFA), se tenaient ce jour-là à deux pas de leurs mentors, Alassane Dramane Ouattara, Henri Konan Bédié, Albert Toikeusse Mabri et Anaky Kobenan. Et ont fait le serment de chasser Laurent Gbagbo du pouvoir par la voie démocratique.
De leur capacité à mobiliser les foules et à faire entendre le message de leurs partis dépend l’issue de l’élection présidentielle, prévue le 30 octobre prochain. Leur rôle est d’autant plus capital que les deux principaux opposants à Gbagbo, Ouattara et Bédié, résident actuellement en France pour des raisons de sécurité. Avant que ces derniers ne rentrent au pays pour lancer la campagne, leurs jeunes camarades, chacun de leur côté, mettent un point d’honneur à regagner tout ou partie du terrain perdu ces trois dernières années. Les réunions se multiplient à Abidjan ainsi que les visites dans les villes sous contrôle gouvernemental. Il s’agit de réanimer les structures et de mettre les troupes en ordre de bataille. Les querelles se taisent, en attendant le grand soir (électoral). « Nous avons un objectif commun : libérer la Côte d’Ivoire », explique Kouadio Konan Bertin de la JPDCI, en accord avec ses amis des autres partis. Ils ont même prévu de participer à un grand meeting des houphouétistes, le 24 septembre 2005 au stade Charléty, à Paris.
Mais ils n’en sont pas encore là. « Nous avons les pires difficultés à mener nos actions dans l’Ouest montagneux, dans la région de San Pedro ou encore de Guiglo, où les milices progouvernementales nous empêchent de travailler », précise Jean Blé Guirao. De fait, toute cette mobilisation agace le régime en place à Abidjan. Ses séides également, qui ne supportent pas la « violation » de ce qu’ils considèrent comme leur territoire. Et Blé Goudé entend prendre la tête de cette offensive contre ses anciens « frères d’armes », plusieurs de ses adversaires ayant milité, comme lui, à la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) (voir encadré). Ses « Jeunes patriotes », qui ont pris progressivement le contrôle de la rue depuis leurs premières sorties en octobre et novembre 2002 pour soutenir le président Gbagbo, n’ont plus l’habitude de trouver des opposants sur leur route. Intronisé officieusement directeur de campagne de Gbagbo pour la jeunesse, le « général » ne veut pas se faire voler la vedette, même s’il faut – au passage – éclipser les jeunesses du Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir) dirigées par Navigué Konaté. Et irriter davantage nombre de cadres « frontistes » offusqués de ses entrées au Palais.
« Son organisation est un État dans l’État avec une direction qui se réunit régulièrement comme un Conseil des ministres et dispose d’une véritable logistique ainsi que de tous les moyens modernes de communication. Il dicte aussi ses instructions à certains cadres de la Fesci chargés de faire régner la terreur sur le campus », explique un journaliste qui a enquêté plusieurs semaines au coeur du mouvement. Pour disputer à Blé Goudé le leadership de la défense du régime : l’Union pour la libération totale de la Côte d’Ivoire (UPLT-CI), pilotée par Eugène Djué. Ce dernier s’est autoproclamé maréchal pour faire comprendre à son cadet qu’il se voyait un cran au-dessus dans la hiérarchie et se prévaut d’avoir des relais au sein de la garde présidentielle et auprès du général Philippe Mangou, le chef d’état-major de l’armée.
Mais les leaders de la jeunesse houphouétiste semblent avoir pris la mesure de la « machine » bien rodée du pouvoir. Et se disent prêts à résister aux pressions physiques et morales des « Jeunes patriotes » et milices progouvernementales. « Nos militants sont victimes d’intimidations et d’agressions quotidiennes, particulièrement au Plateau et à Yopougon, mais nous avons le devoir de ne pas reculer », indique fièrement Jean Blé Guirao. Même si, au passage, du sang doit être versé. Après avoir appelé leur ancien camarade Blé Goudé à une campagne électorale propre placée sur le terrain du combat d’idées, les jeunes de l’opposition se préparent d’ores et déjà au pire et menacent d’appliquer la loi du talion.
« Désormais, aucune agression ne restera sans riposte », prévient Yayoro Karamoko. Illustration : au lendemain de l’opération coup de poing des « patriotes » contre les militants du PDCI, le 26 juillet, et de la destruction des journaux de l’opposition, les jeunes houphouétistes ont fait de même avec ce qu’ils appellent « la presse bleue », les médias favorables au régime. C’est la veillée d’armes. Certains services de sécurité des ambassades occidentales indiquent même que des entraînements paramilitaires sont régulièrement organisés dans les villas privées. Et qu’un plan de mise à sac des stations-service tenues par des proches du régime a été préparé en cas de déclenchement des hostilités.
À Abidjan, la bataille pour le contrôle du quartier du Plateau, siège de nombreux ministères, a déjà commencé. Le RDR tente de mobiliser des partisans pour quadriller chaque mètre carré du centre-ville en vue des combats à venir et pour être fin prêt au moment de l’élection présidentielle. En attendant, que le scrutin se tienne ou non le 30 octobre, l’opposition a d’ores et déjà prévu une grande manifestation pour demander le départ de Laurent Gbagbo. Une sorte de répétition générale, avant toute explication musclée ?

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