Voyage au cur du pouvoir
Dix-sept ans après son arrivée à la tête de l’État, le président Omar Hassan el-Béchir est toujours là, malgré les conflits de tous ordres qui déchirent son pays et en dépit de l’inimitié de certains voisins. Qu’est-ce qui fait le secret de sa longévité ?
La volonté de Khartoum d’apposer sa signature au bas du projet d’accord de paix au Darfour élaboré par l’Union africaine (UA) et discuté en ce début de mai n’est pas surprenante. Elle se situe dans la droite ligne de celui, historique, qu’il a signé le 9 janvier 2005 avec le Mouvement populaire de libération du Soudan (MPLS) mettant fin à trente-neuf ans de guerre civile. Mais pas seulement. Le régime de Béchir craint par-dessus tout une internalisation du conflit du Darfour qui reviendrait à envisager l’envoi de Casques bleus onusiens sur le territoire soudanais. S’il a « toléré » une force d’interposition africaine, il n’est pas question de voir un corps expéditionnaire de l’Otan s’installer durablement au Darfour. Pour Khartoum, et s’il s’avère nécessaire de renforcer les Casques bleus africains, ce ne peut être que dans le cadre de l’ONU et seulement après la signature de l’accord de paix avec les rebelles, comme dans le cas du Sud.
Le palais présidentiel de type colonial britannique, sur les bords du Nil à Khartoum, n’a jamais gardé un locataire aussi longtemps. Le 30 juin prochain, Omar Hassan el-Béchir y fêtera ses dix-sept ans de pouvoir. Mais jamais on n’aurait pensé que le régime d’aujourd’hui serait à la fois si ressemblant et si différent de celui établi en 1989. Il a en fait eu au moins trois vies.
La première a duré une décennie : une dictature fondamentaliste sous l’influence de Hassan el-Tourabi, allié des militaires dans le coup d’État de juin 1989 et chef du Front national islamique (FNI). Cette époque est marquée par une véritable complémentarité entre le général Béchir, homme fort de la junte militaire, et Tourabi, grande figure de l’islamisme international. Résultat : interdiction des partis politiques, atteintes aux libertés publiques, rétablissement de la charia (la loi coranique) et rupture du dialogue avec les dirigeants de la rébellion sudiste. En quête de légitimité interne et internationale, Béchir sacrifie ses premiers compagnons, dissout la junte militaire et opère une véritable purge au sein de l’armée et des services secrets. Il se proclame président de la République en 1993. Le FNI, véritable machine électorale, lui a « arrangé » les élections présidentielle et législatives de 1996. En 1999, le chef de l’État constate que ses amis islamistes sont devenus plus encombrants qu’utiles. Pis : Tourabi, devenu président du Parlement, veut passer une loi donnant aux députés, qu’il contrôle, la prérogative de destituer le chef de l’État et de nommer un Premier ministre. Une intolérable trahison aux yeux de Béchir. Il envoie ses chars au Parlement, le dissout et fait arrêter Tourabi.
Le FNI se scinde en deux : les partisans de Béchir se retrouvent sous la bannière du Parti du congrès national (PCN), et ceux de Tourabi sous celle du Congrès populaire national (CPN). Une lutte féroce s’engage pour la conquête d’une opinion soudanaise fortement religieuse. C’est alors que commence la « deuxième vie » du régime de Béchir qui dure cinq ans (1999-2004). Cette fois-ci, il a avec lui des hommes sûrs qui ont choisi de le suivre plutôt que de demeurer aux côtés de Tourabi. Ils sont pour la plupart issus du socle fondamentaliste, mais plus modernes, plus pragmatiques et plus réalistes en matière de politique étrangère.
Le secret de la longévité du régime réside, en partie, dans le fait que ces hommes, nordistes, presque tous originaires de la vallée du Nil, sont tombés sous le charisme de Béchir, lui sont dévoués et sont restés soudés sur les intérêts permanents du régime, qu’ils soient à la tête de l’armée, des services de sécurité, du parti ou du gouvernement. C’est, dit-on, presque un club de type britannique. « Ils forment une classe politique qui est là pour durer », estime Ted Dagne, analyste au Congressional Research Service, à Washington.
Ali Osman Taha, âgé de 58 ans, émerge du lot et passe pour être le principal pilier, le numéro deux du régime et, peut-être même, le dauphin. Il a été le premier lieutenant de Béchir à avoir mené des pourparlers secrets avec des officiels américains pour normaliser les relations entre les deux pays, Washington ayant trouvé en lui un interlocuteur valable. Vice-président de la République et, à ce titre, politiquement en charge des affaires de sécurité nationale, ancien chef de la diplomatie, c’est lui qui a approché les diplomates américains basés au Kenya en 1995-1996 pour leur demander ce que Washington souhaitait pour rétablir les ponts, et c’est avec lui que l’expulsion d’Oussama Ben Laden du Soudan a été discutée.
Taha, né dans une famille modeste originaire du Nord, est issu de la société civile. Diplômé en droit, il a été juge (1972-1976), puis a ouvert un cabinet d’avocats. C’est à cette époque qu’il a connu Tourabi, alors magistrat, et qu’il l’a rejoint dans l’activisme politique avant de devenir son adjoint en 1985. Au lendemain du coup d’État de 1989, il disparaît de la vie politique pour se consacrer à son cabinet et à sa famille (sa femme, Fatma, est la cousine de Sadok el-Mahdi, chef du parti d’opposition Umma renversé par Béchir). Ce n’est qu’en 1993 qu’il revient sur le devant de la scène politique comme ministre de la Planification sociale, avant de prendre la tête de la diplomatie, puis de devenir conseiller présidentiel, puis vice-président après la mort de son prédécesseur dans un accident d’avion au Sud en 1998.
Le passé fondamentaliste de Taha ne le prédestinait pas particulièrement à être ouvert sur les rebelles du Sud, pour la plupart des chrétiens. Et pourtant, doté des pleins pouvoirs par Béchir, Taha a été avec John Garang l’architecte de l’accord de paix dans le Sud. Lorsque la crise du Darfour a éclaté, en 2003, c’est Taha que Béchir appelle après quelques mois de flottement pour éteindre l’incendie, et c’est encore lui qui y supervise les pourparlers avec les rebelles. Calme, patient, intellectuellement bien articulé, flexible dans les négociations et suffisamment apprécié des Américains. Illustration : lorsqu’à Abuja les rebelles ont persisté dans leur refus de signer l’accord de paix de l’UA, George W. Bush a personnellement téléphoné le 2 mai à Béchir pour le prier d’y renvoyer cet homme d’État doublé d’un talentueux réconciliateur pour amender le texte de l’accord de paix et le signer.
Autre homme puissant à Khartoum et interlocuteur apprécié à Washington : Salah Abdallah Gosh. Chef des services de sécurité, il a eu avec ses homologues américains des discussions à propos de Ben Laden, dont il était l’officier traitant avant de l’expulser. Après les attaques du 11 septembre 2001, il a été emmené par avion spécial à Washington pour y être « débriefé » par la CIA sur le réseau d’al-Qaïda. Rien d’étonnant alors que ses amis de Washington aient biffé son nom de la liste des Soudanais que des membres du Congrès américain voulaient poursuivre comme « criminels de guerre » à propos du Darfour.
Il y a aussi Mustapha Osman Ismail, formé dans une université britannique, successeur de Taha aux Affaires étrangères en 1998, avant de se retrouver conseiller présidentiel pour les affaires de la paix après avoir cédé son poste au Sudiste Lam Akol en 2005. Béchir apprécie ses qualités de communicateur. Diplomates et représentants des ONG étrangères l’ont surnommé « monsieur Sourire » ou « Face de bébé », ou encore, parfois, « l’Islamiste le plus huileux ».
Ghazi Salah Eddine Atabani, ex-professeur d’université, ministre d’État à la présidence en 1991, secrétaire général du Parlement en 1996 avant sa dissolution, ministre de la Culture et de l’Information en 1998, est ensuite devenu conseiller présidentiel. Venu dans les bagages de Tourabi, Atabani est un ancien de la Légion verte formé au milieu des années 1980 par le « Guide » libyen Mouammar Kadhafi. Il a traversé sans encombres les différentes convulsions connues par le régime et a survécu à toutes les purges. À une certaine époque, vers 1999-2000, il passait pour l’éminence grise de Béchir, à l’époque où ce dernier négociait le virage de l’après-Tourabi. Atabani a supervisé le dossier des négociations de paix avec le Sud de 2002 à septembre 2003, date à laquelle il a passé le témoin à Taha. Selon ses proches, il avait démissionné de ce rôle à la suite d’un désaccord avec la stratégie de négociations sur les arrangements de sécurité adoptée par le couple Béchir-Taha. Il demeure néanmoins fort influent au palais présidentiel.
On peut encore citer plusieurs hommes du cercle restreint, membres du club de Béchir. Le professeur Zoubeir Béchir Taha, un vétéran du mouvement fondamentaliste, ancien recteur de l’université de Khartoum, a modernisé le système éducatif lorsqu’il est devenu ministre des Sciences et de la Technologie. Il a ensuite été nommé ?à la tête du parti au pouvoir après ?la scission avec Tourabi et, depuis ?l’an dernier, il est ministre de l’Intérieur.
Tous ces hommes constituent le socle du régime, surtout depuis le virage en direction des États-Unis. Mais la sécheresse et les menaces de famine dans les années 1990 et, surtout, le démarrage, en 1999, de l’exploitation du pétrole vont changer la donne. Pour assurer la sécurité et la continuité de l’exploitation pétrolière, les plus réalistes dans l’entourage de Béchir plaident pour un réajustement de la politique du pays avec Washington, les États voisins, la rébellion, et l’opposition, dont les dirigeants en exil sont appelés à rentrer et à reprendre leurs activités. C’est ce qu’ont fait deux grandes figures de la vie politique soudanaise : Sadok el-Mahdi (Umma) et Ahmed al-Mirghani (Parti démocratique unioniste dirigé par son frère Osman al-Mirghani).
La bruyante rupture avec les islamistes, devenus source d’inquiétude depuis le 11 septembre 2001, s’avère insuffisante pour améliorer l’image du régime. Les pressions internationales se font si pressantes que Béchir convient que la solution militaire est inefficace face à la rébellion. La nécessité d’une solution politique impose de nouveaux contacts avec le leader sudiste, John Garang, soutenu par l’administration américaine, sous la pression des mouvements évangélistes. Le dialogue avec Washington permettrait, par ricochet, la normalisation des relations avec les pays voisins dont plusieurs, comme l’Ouganda, l’Éthiopie et l’Érythrée, sont très proches de John Garang.
Après avoir détruit une usine de médicaments près de Khartoum que leurs services de renseignements avaient prise pour une fabrique d’armes chimiques, les Américains finissent par comprendre, eux aussi, qu’ils ne peuvent pas mettre fin à la guerre dans le Sud, obtenir une coopération dans la lutte contre le terrorisme, sans dialoguer avec le régime de Béchir. Et c’est en mars 2001 que George W. Bush fait une ouverture et définit les trois objectifs dans les relations avec Khartoum : coopération dans la lutte antiterroriste ; arrêt de la politique soudanaise de déstabilisation de pays voisins ; négociation d’une paix juste avec la rébellion du Sud. Ainsi, en septembre 2001, Bush nomme l’ex-sénateur John Danforth comme son représentant spécial pour la paix au Soudan. Les négociations avec le MPLS peuvent commencer sous le « patronage » de Washington qui obtient plus de concessions de Khartoum qu’elle n’en demande aux rebelles du Sud.
C’est le 9 janvier 2005, jour de la signature du traité de paix entre le gouvernement central et le MPLS de John Garang, que la « troisième vie » du régime de Khartoum commence. L’application de cet accord est en train de transformer radicalement le régime pour, comme le disait Garang, construire un « Soudan nouveau » ou encore « la deuxième république ». Le pouvoir et les richesses sont partagés, de nouvelles institutions démocratiques sont mises en place tant au niveau régional que fédéral. En vertu de la Constitution provisoire, Béchir n’a plus les pleins pouvoirs ; la présidence est devenue collégiale avec l’entrée d’un premier vice-président de la République sudiste, dont l’accord est requis pour les décisions d’intérêt national, comme les nominations, la proclamation de l’état d’urgence, la déclaration de guerre, la convocation ou l’ajournement de la session du Parlement.
Le premier titulaire de ce poste a été Garang lui-même et, à sa mort, Salva Kiir, qui lui a succédé à la tête du MPLS. Au sein du Parlement transitoire – en attendant les élections prévues pour 2009 -, Béchir a vu ses pouvoirs relativement limités puisque son parti, le PCN, qui contrôlait la totalité de l’Hémicycle, n’occupe plus que 52 % des sièges, contre 28 % pour le MPLS et 20 % répartis entre les autres partis d’opposition du Nord ou du Sud. Le MPLS obtient aussi au moins 20 % des postes au sein de l’encadrement de l’administration fédérale, y compris dans la diplomatie avec la nomination, le 26 avril dernier, de 16 ambassadeurs originaires du Sud et pour la plupart établis aux États-Unis.
L’ancien mouvement rebelle est également représenté à la tête des services de sécurité et de l’armée fédérale. Dans le gouvernement d’unité nationale composé de 29 ministres, formé le 20 septembre 2005, le parti de Béchir détient 16 portefeuilles (dont deux pour des Sudistes), le MPLS 9 (dont celui des Affaires étrangères attribué à Lam Akol), le reste revenant à des factions nordiques. Et on compte quatre Sudistes parmi les 12 conseillers spéciaux du chef de l’État. Le Sud dispose enfin de son gouvernement autonome (dirigé par Salva Kiir), son armée, son Parlement, et perçoit la moitié des revenus du pétrole produit sur son territoire.
Autant de progrès dans la réalisation du « nouveau Soudan », qui incitent à moins parler du pouvoir de Béchir pour davantage mettre l’accent sur le régime fédéral tout court. Encore faudra-t-il que les accords de paix au Darfour puis dans l’Est, avec le Congrès Beja, soient signés et effectivement appliqués.
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