Que faire des islamistes ?
La question divise la gauche et l’extrême gauche depuis la libération de nombreux dirigeants d’Ennahdha
La classe politique tunisienne éprouve les pires difficultés à adopter une position commune à l’égard des islamistes d’Ennahdha (Renaissance). Alors qu’on le croyait définitivement démantelé, ce parti refait parler de lui depuis la libération conditionnelle, par vagues successives à partir de 2003, de nombre de ses dirigeants. Après avoir purgé l’essentiel de leur peine, des hommes comme Ali Laaraiedh, Zied Daoulatli ou Hamadi Jébali, l’ancien directeur de l’hebdomadaire El-Fajr, organe du mouvement aujourd’hui interdit, reprennent peu à peu leurs activités, ébauchant même un dialogue, à défaut d’une véritable alliance, avec certains mouvements de l’opposition laïque, libérale et de gauche. Ceux-là mêmes, qui, au début des années 1990, soutinrent la politique d’éradication menée par le régime
Le mouvement Ennahdha a été fondé en juin 1981. Onze ans plus tard, en août 1992, 277 de ses militants ont été traduits devant des tribunaux militaires sous l’accusation de complot visant à renverser le gouvernement. 265 d’entre eux ont été condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement : jusqu’à vingt ans, voire, pour une minorité d’entre eux, à perpétuité. De nombreux dirigeants ont néanmoins réussi à échapper aux vagues d’arrestations successives et à trouver refuge dans des pays étrangers, notamment européens. Après un séjour en Algérie et au Soudan, Rached Ghannouchi, leur « émir », s’est pour sa part installé à Londres, où il vit toujours.
Ainsi réduits à la prison, à l’exil ou à la clandestinité, les islamistes tunisiens sont restés presque invisibles pendant une quinzaine d’années. Au moins, à l’intérieur du pays. Mais ils refont aujourd’hui surface et s’efforcent d’infiltrer les structures estudiantines, syndicales et associatives. En espérant reprendre bientôt leur place sur l’échiquier politique. Me Samir Dilou, un proche d’Ennahdha, a par exemple pris part à la grève de la faim observée, en novembre 2005, par huit personnalités pour protester contre ce qu’ils estimaient être l’absence de liberté politique et de liberté d’expression.
Cette agitation a débouché sur la création du « Mouvement du 18-Octobre pour les droits et les libertés », une plate-forme démocratique au sein de laquelle cohabitent des militants de gauche (Me Nejib Chebbi, chef du PDP), d’extrême gauche (Hamma Hammami, chef du POCT) et islamistes (Zied Daoulatli).
Plus récemment, les grèves de la faim observées par d’ex-détenus islamistes comme le journaliste Abdallah Zouari, un ancien collaborateur d’El-Fajr assigné à résidence près de Zarzis, dans l’extrême sud du pays, depuis sa libération, en 2003, et de l’universitaire Moncef Ben Salem, emprisonné entre 1990 et 1993, ont trouvé un franc soutien auprès de certaines composantes de la gauche.
En décembre 2004, les autorités elles-mêmes ont engagé une esquisse de dialogue avec Ennahdha : Amer Laaraiedh, l’un des dirigeants du mouvement en Europe, a été reçu par Afif Hendaoui, l’ex-ambassadeur de Tunisie à Berne. Mais cette rencontre, qui n’a jamais été annoncée officiellement, n’a pas eu de suite. Elle a seulement provoqué un débat chez les islamistes sur l’intérêt d’une reprise des pourparlers avec les autorités.
Aujourd’hui, ces mêmes autorités critiquent vivement le rapprochement en cours entre la gauche et les islamistes. Lors d’une rencontre à Tunis, le 11 mars, le ministre d’État Abdelaziz Ben Dhia, conseiller spécial auprès du chef de l’État et porte-parole de la présidence, a stigmatisé ce qu’il appelle une « alliance contre nature entre l’extrémisme religieux et l’extrême gauche ». « L’Histoire nous enseigne, a-t-il expliqué, que lorsque les gauchistes s’allient aux fondamentalistes religieux, ils finissent toujours par être avalés par eux. »
Ce rapprochement commence à susciter des remous jusque dans les rangs de la gauche. Ses partisans, tel Me Néjib Chebbi, soutiennent qu’Ennahdha doit pouvoir jouir du droit à l’existence et à l’expression libre, en toute légalité démocratique, au même titre que les autres composantes de l’opposition. Ils estiment que l’unité d’action avec les islamistes est non seulement souhaitable, mais nécessaire pour lutter contre l’éparpillement de l’opposition. Il est vrai que la gauche peut difficilement compter sur ses seules forces. Et qu’elle a besoin de l’apport des islamistes, seuls en mesure de mobiliser un grand nombre de gens.
À l’appui de son analyse, le chef du PDP invoque l’accession des islamistes au pouvoir en Turquie, en Palestine et, demain peut-être, au Maroc, sans parler de leur présence, dès aujourd’hui, dans les Parlements et/ou les gouvernements de nombreux autres pays comme l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie et l’Irak. Si donc, explique encore Chebbi, les militants de gauche sont inéluctablement appelés à cohabiter un jour ou l’autre avec eux, il convient de s’accorder dès maintenant sur les « règles fondamentales de cette cohabitation », dans le cadre d’un « pacte démocratique réunissant tous les Tunisiens et délimitant les fondements intangibles de la société démocratique ». Soit : l’égalité des sexes, la liberté de conscience, l’interdiction des châtiments corporels, les rapports entre l’islam et de l’État, la protection des minorités, etc.
Cette approche est très loin de faire l’unanimité. À preuve, un texte intitulé « À propos d’une dérive » diffusé sur Internet par un groupe d’intellectuels « sans obédience partisane, mais appartenant à la famille de la gauche démocratique tunisienne ». Les signataires soulignent leur opposition à une « alliance à tout prix » avec les islamistes. Parce que ces derniers continuent de « vouer aux gémonies tous les démocrates et tous les îlmaniyîn [agnostiques, laïcs], de « se vanter du recul de la si haïssable îlmaniya [laïcité] face à la déferlante islamiste dans le monde musulman » et de « réaffirmer leur fidélité aux pères fondateurs du fondamentalisme dans sa version la plus obscurantiste ». De même, ces mêmes islamistes se gardent bien de renier de façon claire leur « soutien aux fauteurs de guerres civiles et aux assassins de démocrates dans le monde musulman » et de renoncer publiquement à leur « programme d’islamisation de l’État et de la société ».
Bref, oui au dialogue avec les islamistes afin de bien marquer les différences idéologiques entre les deux camps, mais pas d’alliance politique avec eux tant qu’ils continueront de réclamer l’application de la charia et de « mener une politique double » : démocratisme de circonstance, d’un côté ; fidélité à l’islam politique, de l’autre.
La relance de ce vieux débat n’est pas pour déplaire aux autorités, qui voient l’opposition donner d’elle-même « l’image d’une nébuleuse chaotique et rongée par les luttes intestines » (Chebbi dixit).
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