Où va l’argent du cacao ?

A la faveur de la crise, la gestion des revenus de la filière est devenue totalement opaque. Pour relancer l’économie, Banny doit faire le ménage.

Publié le 5 mai 2006 Lecture : 5 minutes.

Au pays des cabosses, celui qui contrôle le cacao a de bonnes chances de détenir les clés du pouvoir politique, de l’économie et de l’harmonie sociale Le Premier ministre ivoirien, qui enchaîne les voyages aux États-Unis et en Europe depuis le 23 avril pour convaincre les parrains de la Côte d’Ivoire de sa capacité de mener à bien la transition jusqu’à l’élection présidentielle, prévue en octobre prochain, est conscient que le financement de sa feuille de route passe aussi par la mobilisation des ressources nationales et donc par sa reprise en main de l’économie. Si Charles Konan Banny en détient théoriquement les rênes, Laurent Gbagbo n’a aucunement l’intention de s’en tenir au simple rôle que la communauté internationale semble vouloir lui attribuer. Le chef de l’État entend conserver l’essentiel des leviers financier à moins de six mois du scrutin.
Or les revenus du cacao constituent une sorte de viatique pour les dirigeants ivoiriens, depuis que feu le président Félix Houphouët-Boigny a décidé de faire des exportations de fèves la principale ressource du pays, au lendemain de l’indépendance en 1960.
Profitant de l’éloignement du Premier ministre, Laurent Gbagbo a reçu, le 2 mai, au palais présidentiel à Abidjan, la majorité des acteurs de la filière en l’absence remarquée des représentants du ministère délégué de l’Économie et des Finances et de celui de l’Agriculture. « Nous n’avons pas été invités », lâche, laconique, un cadre de ce dernier ministère.
Objectif de Gbagbo : reprendre en main la filière, alors même que la communauté internationale fait pression sur Konan Banny pour qu’il engage des réformes – la Commission européenne appréciera les progrès réalisés pour assainir la filière avant de décaisser les 198 millions d’euros réservés au pays – et que les paysans ont bruyamment manifesté devant le ministère de l’Agriculture en avril pour obtenir de quoi acheter des intrants et des sacs pour stocker les fèves. Le président s’appuie, pour cela, sur son nouveau conseiller, Aubert Zohoré. Un homme qui connaît parfaitement les circuits financiers pour avoir été le directeur de cabinet de l’ancien grand argentier du pays, Paul-Antoine Bohoun Bouabré. « Le régime souhaite couper l’herbe sous le pied au Premier ministre », commente un diplomate français.
Libéralisées à la fin des années 1990 sous la pression de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), les activités du secteur sont aujourd’hui administrées conjointement par les autorités et les représentants des producteurs. La défunte Caisse de stabilisation du café-cacao (Caistab, créée sous Houphouët-Boigny et dissoute en 1999) a laissé la place à toute une série d’organismes, souvent qualifiés de « monstres juridiques » : Autorité de régulation et de contrôle du café-cacao (ARCC), Bourse du café et du cacao (BCC), Fonds de régulation et de contrôle (FRC) et Fonds de développement et de promotion des activités des producteurs de café-cacao (FDPCC).
L’audit juridique du secteur réalisé par le cabinet Ghelber et Gourdon (dont le quotidien français Libération a dévoilé certaines des conclusions en janvier 2006), dénonce une filière gérée en toute opacité par des structures prétendument commerciales, mais qui fonctionnent en réalité sur fonds publics. Ces organismes ne publient pas de rapports d’activités et ne remplissent que très partiellement leur rôle d’appui aux planteurs. Ainsi, au moment où les cours du cacao s’effondrent en juin 2003, le FRC, chargé de venir en aide aux producteurs, ne débloque que 30 millions d’euros sur les 200 millions collectés. Quelques semaines plus tard, les représentants de cette structure reconnaissent qu’au même moment 15 millions d’euros avaient été versés à la présidence pour acheter des armes
En septembre 2004, les innombrables détournements auxquels se sont livrés les dirigeants de la filière ont vidé les caisses. Les producteurs se rebellent, manifestent, bloquent leur production et demandent des comptes. Le président Gbagbo est contraint de couper en partie les vivres à ces structures. Il instaure, par ailleurs, un comité de suivi et de pilotage censé améliorer la transparence et le fonctionnement de ces organes.
Un an et demi plus tard, les propositions du comité n’ont toujours pas été rendues publiques et les financements de certaines structures sont toujours suspendus. « Nous n’avons même plus accès à nos comptes bancaires », déplore un des bras droit d’Henri Kassi Amouzou, président de l’Association nationale des producteurs de café-cacao de Côte d’Ivoire (Anaproci) et du Fonds de développement et de promotion des activités des producteurs de café-cacao (FDPCC). En effet, la Banque nationale d’investissement (BNI), dirigée par Victor Nembelessini – un proche de Gbagbo – fait la sourde oreille aux injonctions du ministère délégué à l’Économie et aux Finances pour obtenir les relevés des comptes détenus par le FDPCC (voir fac-similé). Ex-Caisse autonome d’amortissement, la BNI, malgré ses dénégations, continue d’être soupçonnée par les bailleurs de fonds de servir de caisse noire du régime. Le FMI et la Banque mondiale demandent sa privatisation et une plus grande transparence dans ses interventions.
Où est localisée l’épargne des planteurs et qu’en fait-on ? Selon les estimations des experts établies en fonction du barème des taxes officielles, plus de 500 milliards de F CFA ont été prélevés pour financer des organes de gestion et de régulation de la filière entre 2001 et 2005. Les audits juridiques ont montré qu’une partie de l’argent a été dépensée pour acquérir des armes, des biens immobiliers ou des sociétés. Ainsi, par exemple, du rachat de la branche ivoirienne de Bolloré dans le cacao (Dafci) par le FRC en août 2004, contre l’avis du Premier ministre de l’époque, Seydou Diarra. Plus grave : malgré son ampleur, cette utilisation injustifiée des revenus du cacao n’explique qu’une petite partie des détournements constatés.
Le 18 avril dernier, Charles Konan Banny a convoqué les acteurs du secteur à la primature pour leur réclamer des comptes et des éclaircissements. Le Premier ministre leur aurait notamment demandé un dossier sur la composition des conseils d’administration et les émoluments des dirigeants. À l’issue de la rencontre, beaucoup affichaient la mine des mauvais jours. La pression ne devrait pas se relâcher.
Une mission des experts du FMI séjourne à Abidjan du 1er au 16 mai pour faire le point sur l’état des finances publiques avant une éventuelle reprise de la coopération et se penche notamment sur les revenus et les décaissements du secteur café-cacao. Lors de leur dernière mission en septembre 2005, les agents des institutions de Bretton Woods avaient déploré le manque de collaboration des autorités. Nul doute qu’ils adresseront de nouvelles convocations et leur reposeront les mêmes questions.
En attendant, les paysans ivoiriens sont chaque jour un peu plus tentés de vendre leurs produits dans les pays voisins (Ghana, Burkina, Guinée) pour échapper à des prélèvements dont ils voient trop rarement les fruits de la redistribution. Les experts les plus pessimistes parlent de 200 000 tonnes de fèves qui s’évaporeraient chaque année via les frontières poreuses du pays. Une perte annuelle de près de 60 milliards de F CFA, qui serait pourtant bien utile au gouvernement pour procéder au redéploiement de l’administration et pour organiser les élections. n

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