L’ennemi tchadien

À cause du conflit au Darfour, plus rien ne va entre le chef de l’État soudanais et son homologue Idriss Déby Itno, qu’il a pourtant aidé à prendre le pouvoir à N’Djamena en 1990.

Publié le 5 mai 2006 Lecture : 4 minutes.

«El-Béchir traître », « el-Béchir sanguinaire », a scandé Idriss Déby Itno à chacun de ses meetings électoraux. Le président candidat manquait de challengeur pour la présidentielle du 3 mai. Il s’est trouvé un vrai adversaire au Soudan. Pour l’heure, Khartoum réagit avec flegme : « Le Soudan n’a rien à voir avec les combats tchado-tchadiens du mois dernier. » Mais les relations entre les deux pays sont rompues depuis le 14 avril. Qu’il est loin le temps où le jeune putschiste Omar el-Béchir aidait le colonel Déby à prendre le pouvoir, en 1990. Qu’il est incongru, aujourd’hui, le projet d’une autoroute Khartoum-N’Djamena lancé par les deux hommes en 1998. L’amitié a duré treize ans. Elle n’a pas résisté à la guerre civile au Darfour.
Celle-ci aurait pu épargner le Tchad. En 1992, une première révolte des Fours est violemment réprimée par le régime d’Omar el-Béchir sans que le conflit déborde au Tchad. Mais la nouveauté, en 2003, c’est que les Zaghawas du Darfour s’allient aux Fours contre le pouvoir de Khartoum. Or ces rebelles zaghawas ont de puissants cousins au Tchad. Depuis 1990, ils sont au pouvoir à N’Djamena. Dès le début des hostilités, des membres de la garde présidentielle tchadienne passent au Soudan, sans doute à l’insu de Déby Itno. Il est vrai que cette frontière a toujours été une passoire.
Autre source de conflit entre les deux pays : les Djandjawids. Dès 2003, le gouvernement soudanais utilise ces milices arabes à cheval pour réprimer l’insurrection au Darfour. Or de nombreux membres de ces milices sont en réalité des Arabes tchadiens. Ils ont été chassés de leurs terres par les Zaghawas du Tchad et se sont réfugiés au Darfour. Pour eux, l’occasion de revanche est trop belle.
Jusqu’en mai 2004, Idriss Déby Itno réussit à rester au-dessus de la mêlée et à se poser comme médiateur. Mais à cette date, il échappe de justesse à un complot ourdi par des officiers de son propre clan. Curieusement, il ne fait arrêter personne. Signe qu’il négocie. Désormais, il sera moins regardant sur les hommes de sa garde qui ouvrent leurs entrepôts d’armes et de munitions aux rebelles du Darfour. C’est d’ailleurs au même moment que commencent à s’estomper les critiques de ces rebelles zaghawas contre « Déby l’ingrat qui a oublié ce qu’on a fait pour lui en 1990 ».
Premier avertissement de Khartoum : les incursions de Djandjawids en territoire tchadien se multiplient. Puis, en 2005, le régime soudanais passe à la vitesse supérieure. Il décide de structurer et d’appuyer massivement la rébellion anti-Déby Itno qui sommeille sur son territoire depuis une dizaine d’années. Est-ce pour renverser Déby Itno ? Est-ce plutôt pour se servir de ces rebelles comme monnaie d’échange avec ceux que N’Djamena soutient dans le Darfour ? En tout cas, la manuvre est vieille comme le Tchad. C’est à Nyala, au Sud-Darfour, que le Frolinat (Front de libération nationale du Tchad) a été créé en 1966. Cette fois-ci, la base arrière est à El-Geneina, au Darfour occidental. À la tête du tout nouveau FUC (Front uni pour le changement démocratique), les Soudanais imposent leur homme de confiance, l’ancien capitaine tchadien Mahamat Nour. Comme beaucoup de Tamas de l’est du Tchad, il souffre du voisinage de la très puissante communauté zaghawa. Qui plus est, il a prêté main-forte aux Djandjawids.
Le 18 décembre dernier, le Soudan lâche les rebelles tchadiens sur la ville frontière d’Adré. Il ne choisit pas cette date au hasard. Le clan Déby Itno vient d’être affaibli par la défection des frères Erdimi. L’offensive peut réussir… Mais elle échoue. Le Tchad se déclare désormais « en état de belligérance » avec le Soudan. Et Idriss Déby Itno met en action un « contre-rebelle ». C’est le Zaghawa soudanais Mini Arko Minawi, chef de la principale tendance du MLS (Mouvement de libération du Soudan). Celui-ci participe à la bataille d’Adré contre Mahamat Nour. La suite est connue. Réconciliation de façade entre Béchir et Déby Itno le 8 février à Tripoli. Reprise des hostilités le 30 mars. Défaite in extremis des rebelles tchadiens aux portes de N’Djamena le 13 avril.
La rupture entre les frères ennemis est-elle définitive ? Pas sûr. Le président soudanais est un maître du double jeu. Le 21 mars, quelques jours avant le lancement de l’offensive rebelle sur N’Djamena, il a offert un droit de passage à l’armée tchadienne pour lui permettre de prendre à revers les rebelles zaghawas des frères Erdimi à Hadjer Marfaïn. Il est vrai que, aux yeux de Khartoum, ce ne sont pas les « bons » rebelles tchadiens. Le chef de l’État tchadien n’est pas moins pragmatique. Si une paix durable est signée au Darfour, Khartoum et N’Djamena n’hésiteront pas à sacrifier leurs alliés respectifs, Mahamat Nour et Mini Arko Minawi. Il reste que les deux régimes ne sont pas dans la même situation. Mahamat Nour peut atteindre N’Djamena. On voit mal Mini Arko Minawi marcher sur Khartoum. Surtout, après seize ans de règne, Idriss Déby Itno n’est pas seulement confronté à une rébellion au service du Soudan. Loin de là.

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