Le compte à rebours
Malgré les mises en garde répétées de la communauté internationale et les menaces de « frappes préventives » américaines, la République islamique est résolue à ne rien céder sur son droit souverain à enrichir l’uranium.
Un avertissement sans frais à l’Iran. Le dernier, peut-être. C’est, en résumé, la lecture que faisaient les milieux diplomatiques du rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), adressé, le 28 avril, aux membres du Conseil de sécurité de l’ONU qui avaient donné un mois à Téhéran pour suspendre ses activités d’enrichissement de l’uranium. Un ultimatum ignoré par Mahmoud Ahmadinejad, le président iranien, qui, dès le 11 avril, avait fièrement annoncé à la presse que son pays était arrivé à des résultats significatifs en la matière. Quelles suites seront données à ce rapport, sévère, qui dénonce le manque de coopération de l’Iran, et s’interroge, pour la première fois, sur de possibles livraisons de plutonium ? La crise du nucléaire iranien a-t-elle encore une chance d’être résolue par des voies pacifiques ? La presse commence à faire état de scénarios de « frappes préventives » américaines. Le plan aurait un nom de code, « Conplan 8022 », et aurait été élaboré en novembre 2003. Les Iraniens, persuadés, eux aussi, mais pour des raisons diamétralement opposées, que le temps presse, sont résolus à ne rien céder sur leur droit souverain à enrichir l’uranium. Car ils sont peut-être au seuil de la bombe. Et ne peuvent rêver meilleures circonstances : les États-Unis sont englués en Irak, les élections américaines de mi-mandat approchent et les cours du baril battent record sur record. Leur pari, qui n’est pas absurde, est extrêmement risqué. Comment en est-on arrivé là ? Explications et analyse.
Au commencement était le shah
Le programme nucléaire a été inauguré par le shah d’Iran, Mohamed Reza Pahlavi, dès le milieu des années 1970. À la fois pour des raisons de standing – l’Iran impérial considérait qu’il avait vocation à être le « gendarme du Golfe » – et par besoin de sécurité, pour répondre au défi stratégique de l’Union soviétique et de l’Irak de Saddam Hussein. À l’époque, et après mûre réflexion, le shah avait choisi de ne pas lancer de programme militaire clandestin, concentrant ses efforts sur la maîtrise de la technologie civile et sur la recherche, afin d’éviter de créer de trop fortes tensions avec Washington et Moscou, tous deux fermement opposés à la prolifération, synonyme de remise en cause du statut des cinq Grands, « uniques détenteurs légaux » de l’arme atomique en vertu du traité de non-prolifération (TNP), ratifié en 1974 par Téhéran. Un calcul pragmatique : une fois son pays doté, via son programme de recherche, de toutes les compétences scientifiques et techniques requises, le shah pensait qu’il pourrait assez facilement franchir l’étape ultime : la fabrication de la bombe.
Cette politique a été mise entre parenthèses au cours des cinq premières années de la République islamique. Considérant que le programme nucléaire relevait de la mégalomanie du shah, Khomeiny décida, dans un premier temps, de l’abandonner, et fit d’ailleurs pourchasser les scientifiques convaincus de collaboration avec l’ancien régime, avant de se raviser en 1984, sur les conseils de son entourage. Les troupes iraniennes venaient d’être attaquées aux gaz de combat par les forces irakiennes. Et la passivité de la communauté internationale face à cette violation caractérisée des conventions de Genève avait persuadé l’imam que, face à un Irak armé par l’Occident et affichant ouvertement ses ambitions nucléaires, son pays n’avait d’autre choix que de se lancer à son tour, mais discrètement, dans la course à la bombe. D’abord confié aux Pasdarans, le corps d’élite des gardiens de la Révolution, le programme nucléaire a ensuite rapidement été transféré aux civils, après qu’un noyau de scientifiques eut été reconstitué.
« Les Iraniens, qui ont dû repartir presque de zéro, ont rencontré beaucoup de difficultés techniques, et leur programme n’a pas avancé au rythme où ils le souhaitaient », estime un expert stratégique français. Instruits par la mésaventure de Saddam, dont les installations, concentrées sur le seul site d’Osirak, avaient été détruites en 1981 par l’aviation israélienne, les mollahs ont choisi d’enfouir et de disperser leurs unités de recherches et d’enrichissement de l’uranium. Il existerait entre 17 et 70 sites, dont certains implantés au cur même des grandes villes, en zones résidentielles, susceptibles d’abriter des installations secrètes. Cette dispersion augmente considérablement le coût militaire, politique et humain d’une attaque préventive. Quelques raids ne suffiraient pas à anéantir les capacités iraniennes, quand bien même l’aviation américaine ou israélienne emploierait les fameuses bombes antibunker BLU-109, déjà utilisées, avec des résultats mitigés, en Afghanistan et en Irak. Prudents, des experts américains avancent le chiffre de mille sorties aériennes, étalées sur plusieurs semaines. L’opération, qui n’est pas infaisable, n’aurait rien d’une sinécure.
L’ombre d’un doute
La révélation, courant 2002, par l’organisation des Moudjahidine du peuple, farouchement opposée au régime de Téhéran, de l’existence de sites secrets, et notamment de cascades de centrifugeuses de type P1 (pour Pakistan 1, fournies par le réseau clandestin du scientifique Abdul Qadeer Khan), sur le site de Natanz, a amené la communauté internationale à se pencher avec plus d’attention sur le cas iranien. Des inspections diligentées par l’AIEA permettent de découvrir un bouquet d’infractions. La tension monte. Washington commence à brandir la menace du recours à la force. Les Iraniens se raidissent. Le programme nucléaire fait en effet l’objet d’un consensus national qui transcende les clivages entre conservateurs et réformateurs, et même entre partisans et opposants à la République islamique. L’idée qu’Israël, l’Inde et le Pakistan (trois pays non signataires du TNP) puissent disposer de la bombe et pas l’Iran est parfaitement insupportable pour la population comme pour les élites. À cela s’ajoute une autre raison, plus impérieuse encore : l’attitude de l’administration Bush, qui s’est empressée d’inscrire l’Iran dans « l’axe du Mal » au lendemain du 11 septembre 2001, malgré des offres sincères de coopération antiterroriste émanant de Téhéran. Persuadés que les Américains n’accepteront jamais la coexistence pacifique, à moins d’y être forcés, et chercheront, tôt ou tard, à renverser leur régime, les hiérarques iraniens sont désormais convaincus que la possession de la bombe constitue leur seule garantie valable de sécurité.
Cependant, Téhéran n’a jamais affirmé ouvertement qu’il cherchait à se doter de l’arme atomique. Et répète à l’envi que ses intentions sont pacifiques et que son programme est exclusivement tourné vers la recherche et l’indépendance énergétique. Un discours qui prête à sourire dans les capitales occidentales. Sauf à être naïf, il est évident que l’Iran nourrit des ambitions nucléaires militaires. Sinon, à quoi bon enrichir l’uranium alors qu’il ne possède qu’une seule centrale nucléaire civile, celle de Bouchehr, alimentée en combustible par les Russes, aux termes d’un accord passé en 1995 ? Pour les Américains, la cause est entendue : l’uranium enrichi ne peut avoir d’autre destination que militaire. À l’appui de leur argumentation : l’existence du programme balistique iranien. Les Pasdarans disposent aujourd’hui d’un arsenal diversifié de missiles, dont le Shahab 3, capable d’atteindre Israël et le sud de l’Europe. Militairement, équiper ce type de vecteurs de têtes classiques, c’est-à-dire d’explosifs à base de TNT, reviendrait, selon un expert, « à prendre une Rolls-Royce pour livrer des pizzas ».
Il est donc légitime de nourrir des doutes sur les intentions réelles de Téhéran. Mais, à ce jour, rien ne permet de dire que la République islamique ait dépassé le stade des intentions. L’Iran a sans doute soustrait quelques éléments et sites à la curiosité des inspecteurs, et il existe peut-être un programme nucléaire militaire clandestin, mais il ne doit guère être beaucoup plus avancé que son programme visible. Quant à l’enrichissement, il n’a concerné jusqu’à présent que quelques dizaines de grammes d’uranium, alors qu’il faut plusieurs dizaines de kilos de matières fissiles hautement enrichies (à plus de 90 %) pour confectionner une seule tête « Tant que l’Iran conservera des relations avec l’AIEA, il existera des garde-fous, des fenêtres d’observation, explique un expert stratégique français. Le pays peut peut-être construire la bombe en deux ou trois ans, mais il ne peut pas le faire clandestinement. C’est une question d’échelle. Dès que l’on approche du seuil, un programme nucléaire devient très difficile à dissimuler. »
Impuissance européenne
Entre 2002 et 2003, les Iraniens ont usé d’expédients et gagné du temps, soufflant le chaud et le froid, mais en évitant toujours de fournir le prétexte à une saisine du Conseil de sécurité. À l’initiative de Dominique de Villepin, alors ministre français des Affaires étrangères, une troïka européenne, comprenant, outre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, se rend inopinément à Téhéran, en octobre 2003. Le débat est vif au sein du Conseil national de sécurité, l’organisme collégial qui a la haute main sur le programme nucléaire iranien. Se sachant en minorité face aux pragmatiques, à l’instar du président de l’époque, Mohamed Khatami, et du président du Conseil du discernement, Hachémi Rafsandjani, le Guide de la République islamique, Ali Khamenei, donne son feu vert aux négociations avec les Européens, tout en faisant part de son scepticisme quant à leur résultat. En signe d’apaisement, les Iraniens suspendent pour un an leurs activités d’enrichissement et signent (sans le ratifier) le protocole additionnel au TNP, qui autorise des inspections inopinées. On croit alors que l’orage est passé. Erreur. Hassan Rohani, le négociateur iranien, insiste sur le caractère temporaire de la suspension, et réaffirme que son pays « ne renoncera jamais à son droit à la centrifugation ».
« Les Iraniens ont été d’une parfaite franchise, reconnaît un diplomate européen qui a été en poste à Téhéran. Ils ont annoncé la couleur et ont même respecté leurs engagements au-delà du terme qu’ils s’étaient fixé, puisqu’ils n’ont repris l’enrichissement qu’en 2005. Pour infléchir le cours des choses, il aurait fallu que la troïka dispose d’une marge de négociation plus importante et propose du concret aux Iraniens en échange de l’abandon de leur droit à la centrifugation. Il aurait été possible de les amadouer en leur proposant un pack englobant une levée, au moins partielle, des sanctions économiques et en autorisant des transferts de technologie nucléaire civile, via une coopération avec des entreprises européennes du secteur, en s’entourant de toutes les garanties nécessaires pour limiter le risque de prolifération. Mais l’intransigeance américaine empêchait toute avancée, car Washington n’a jamais eu l’intention de lever les sanctions qui pénalisent toutes les entreprises commerçant avec l’Iran. Et, même avec l’appui de son gouvernement, aucune entreprise européenne d’envergure travaillant dans le nucléaire civil ne peut faire cavalier seul et prendre le risque de se couper du marché américain. D’emblée, les chances de parvenir à une issue négociée étaient très faibles. » Elles le sont encore plus aujourd’hui, depuis l’élection à la présidence du très radical Mahmoud Ahmadinejad.
L’effet Ahmadinejad
L’ex-maire de Téhéran a la réputation de ne douter de rien. Enfant de la République islamique, il a la foi du charbonnier. Engagé volontaire dans le corps des Pasdarans, il a fait la guerre Iran-Irak. D’abord méprisé par les élites, et considéré (à tort) comme une marionnette du Guide, cet ancien ingénieur aux imperméables délicieusement surannés a consolidé sa position au cur du système à coup d’outrances verbales. Ses propos décapants sur Israël, qu’il faut « rayer de la carte », sur l’Holocauste, « une supercherie », ont eu un impact dévastateur à l’étranger. Mais ils lui ont permis de se poser en champion du nationalisme iranien et en héros musulman. Ahmadinejad, comme Khamenei du reste, est convaincu que la conjoncture internationale est favorable aux desseins iraniens et que la communauté internationale ne dépassera pas le stade des menaces.
L’aventurisme verbal d’Ahmadinejad ne laisse d’inquiéter dans les cercles de la nomenklatura enturbannée. Rafsandjani, Khatami, Ali Laridjani, le nouveau négociateur – un proche du Guide -, ne cachent pas, en privé, que la rhétorique à l’emporte-pièce du nouveau président risque de ruiner des années d’efforts diplomatiques et de précipiter une saisine du Conseil de sécurité. « Mais les divergences portent plus sur le style que sur le fond, souligne Azadeh Kian-Thiébaut, spécialiste de l’Iran et directeur de recherche au CNRS. Rafsandjani, s’il avait été élu, aurait conduit à peu de choses près la même politique qu’Ahmadinejad. Et il faut se souvenir que c’est le réformateur Khatami qui a personnellement endossé la décision de la reprise des activités d’enrichissement de l’uranium. »
L’Iran a-t-il les moyens de riposter ?
Les Iraniens ont des nerfs d’acier, et leur réputation d’habiles négociateurs est tout sauf usurpée. La belle assurance avec laquelle ils menacent de terribles représailles quiconque les attaquerait ne doit cependant pas faire illusion : la République islamique n’est pas une grande puissance militaire et ne peut rivaliser ni avec les États-Unis ni avec Israël. L’Iran posséderait un peu moins de ?300 avions en état de voler. Plusieurs centaines d’autres, des chasseurs et bombardiers d’origine américaine, sont cloués au sol faute de pièces de rechange, à cause de l’embargo américain. Son aviation est obsolète et a connu de nombreux accidents. Le 10 janvier 2006, un Falcon transportant l’état-major terrestre au grand complet des Pasdarans s’est écrasé dans la province de l’Azerbaïdjan Sa marine – 18 000 hommes – est très faible : 3 sous-marins classiques, trois frégates, deux corvettes. Les effectifs de l’armée de terre – 350 000 soldats d’active, autant de réservistes, plus 40 000 paramilitaires, et 1 693 chars d’assaut – sont pléthoriques. Mais les chars sont vieillissants. Et l’infanterie, qui ne dispose pas de moyens de projection modernes, ne serait pas à même de conduire une contre-offensive de diversion en territoire irakien pour y attaquer le gros des troupes américaines qui y sont stationnées. La posture militaire iranienne est une posture de défense. Elle repose sur le principe de « la levée en masse ». L’Iran peut opposer une farouche résistance à toute invasion terrestre, mais ne menace aucun de ses voisins.
Et les missiles ? C’est l’arme psychologique par excellence. Ils frappent les esprits, mais infligent des destructions limitées s’ils sont équipés de têtes conventionnelles. En outre, ils ne sont pas très précis et ont des chances de se faire intercepter en vol avant de s’abattre sur leurs cibles. Cet arsenal représenterait une menace tout autre s’il était équipé de têtes non conventionnelles, chimiques par exemple, susceptibles d’atteindre l’État hébreu. Mais Israël n’a jamais fait mystère de sa doctrine : en cas d’attaque NBC visant son territoire, il déclencherait le feu nucléaire. Les mollahs ne sont ni des idiots ni des irresponsables, et n’ont aucune envie de s’exposer à ce type de représailles. Alors, de quels moyens les Iraniens disposent-ils pour empêcher une attaque aérienne américaine (ou israélienne) contre leurs installations atomiques ? De batteries de défense antiaériennes. Téhéran, qui a bénéficié de livraisons russes, peut déployer plusieurs batteries de missiles Thor M1, des armes très efficaces capables de détruire deux cibles simultanément jusqu’à 12 kilomètres et 6 000 mètres d’altitude, et aurait reçu deux batteries mobiles de missiles S-300, aux performances comparables au Patriot PAC-3 américain. C’est assez pour infliger des dommages à l’aviation US et pour protéger le territoire national d’un raid ponctuel. Mais cela ne suffira pas à repousser une attaque de plusieurs semaines.
« Les Iraniens en ont conscience, conclut notre expert français. Mais ils ont d’autres cartes dans leur jeu. Leur capacité de riposte est asymétrique. C’est principalement le terrorisme. Ils ont des relais puissants dans les communautés chiites du monde arabe, en Irak, au Liban-Sud, en Arabie saoudite. Ils contrôlent le Hezbollah, sont alliés au Hamas. Ils peuvent infiltrer des kamikazes en Irak et en Afghanistan, fomenter de graves troubles, voire une insurrection, dans ces deux pays. S’en prendre aux intérêts occidentaux un peu partout dans le monde. Enfin, il y a l’arme du pétrole » Tout cela suffira-t-il à dissuader les Américains de se lancer dans une nouvelle guerre aux conséquences catastrophiques ? On voudrait le croire. Une intervention contre l’Iran serait une pure folie. Mais n’était-ce pas déjà une pure folie que de vouloir envahir l’Irak pour en chasser Saddam et « y apporter la démocratie » ?
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