La guerre des scrutins

Publié le 5 mai 2006 Lecture : 5 minutes.

Réunions marathons, conciliabules interminables, éditoriaux enflammés L’effervescence qui a saisi le Maroc n’épargne aucune formation politique. C’est Chakib Benmoussa qui a mis le feu aux poudres. Le 15 février, ce technocrate de 48 ans a été nommé ministre de l’Intérieur par Mohammed VI. Dès la fin mars, il s’est empressé d’engager avec les dirigeants de la coalition au pouvoir une série de consultations. Les échanges ont notamment porté sur un sujet éminemment sensible pour les partis, qui, déjà, fourbissent leurs armes en vue de « l’échéance charnière » des législatives de 2007 : la modification du mode de scrutin.

De 1963 à 1997, les Marocains n’avaient connu qu’un seul mode de scrutin : l’uninominal majoritaire à un tour. Fondé sur la règle « une circonscription = un siège », il permettait au candidat ayant obtenu la majorité, même relative, des suffrages de l’emporter. Avec le temps, ce mode de scrutin avait fini par devenir synonyme de fraude. Compte tenu du faible nombre d’inscrits dans chaque circonscription, les notables avaient en effet tout loisir d’acheter les voix d’une majorité d’électeurs. Au grand dam des formations les moins richesÂ…

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Pour les législatives de 2002, changement de décor. Le pays est à l’aube d’une ère nouvelle. Abderrahmane Youssoufi, le Premier ministre issu des rangs de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), dirige depuis quatre ans la première expérience d’alternance politique de l’histoire du pays. Mohammed VI, qui, en juillet 1999, a succédé à Hassan II, son père, paraît pour sa part désireux de rompre avec les pratiques du passé. Le nouveau roi et le chef de son gouvernement mettent un point d’honneur à assurer la « transparence totale » des élections législatives, les premières depuis le début de l’alternance.

Un nouveau mode de scrutin est donc mis en place : la proportionnelle sur la base de listes provinciales, avec une liste nationale uniquement composée de femmes. Le but est d’assurer à celles-ci 10 % des 325 sièges de la Chambre des représentants (Chambre basse). Cela signifie que la liste arrivée en tête ne rafle pas la totalité des sièges, mais que ces derniers sont partagés entre toutes les listes ayant atteint le « quotient électoral » (le nombre de voix fixé pour remporter un siège, dans une circonscription donnée), mais aussi le « seuil de représentativité » (3 % des suffrages exprimés à l’échelle nationale).

Mais la réforme n’emporte l’adhésion ni des partis traditionalistes ni des partis de notables, dont certains, comme le Mouvement populaire et le Rassemblement national des indépendants (RNI), participent au gouvernement. Par ailleurs, les achats de voix persistent. Autres griefs suscités par le nouveau mode scrutin : il distendrait – quand il ne les supprime pas totalement – les liens entre l’élu et sa base ; et, surtout, il serait à l’origine d’une « balkanisation du paysage politique », une vingtaine de formations étant désormais représentées au Parlement. Conscient de la nécessité de corriger le tir, Benmoussa engage donc des consultations qui, très vite, font apparaître entre les membres de la coalition au pouvoir des divergences de fond.
Certains sont favorables à un rétablissement du scrutin majoritaire uninominal à un tour. C’est le cas des leaders de l’Union des mouvements populaires (UMP), une mouvance berbériste implantée essentiellement dans le monde rural, mais aussi du RNI, un parti de notables fondé en 1977 par l’ancien Premier ministre Ahmed Osman. Mais d’autres y sont farouchement opposés. « Il est évident que le scrutin uninominal est prisé par les corrupteurs et par les corrompus, mais qu’il ne facilite guère le débat autour des programmes politiques et des projets de société », écrit par exemple Libération, l’organe (francophone) de l’USFP. Les ex-communistes du Parti du progrès et du socialisme (PPS) abondent dans le même sens. Mais les nationalistes du parti de l’Istiqlal (PI), associés à ces deux dernières formations au sein du Bloc démocratique, s’en tiennent pour l’instant à une prudente circonspection.
Mêmes clivages dans les rangs de l’opposition parlementaire. L’Union constitutionnelle (UC) et le Parti national démocratique (PND) souhaitent le rétablissement du scrutin majoritaire uninominal, tandis que les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), grands favoris de la consultation, restent très attachés à la proportionnelle.

Membre du bureau politique de l’UC, Abdellah Firdaous met en avant l’exemple britannique pour justifier son choix du scrutin majoritaire : celui-ci provoquerait « une polarisation de la vie politique entre deux partis » et assurerait donc « la stabilité gouvernementale ». Reste à expliquer pourquoi ce mode de scrutin pratiqué quarante ans durant au Maroc n’a pas abouti au même résultat. « C’est à cause des irrégularités qui accompagnaient les opérations de vote », répond Saad Alami, le ministre istiqlalien des Relations avec le Parlement. Pourtant, Alami ne fait pas mystère de l’embarras de son parti sur cette question. « Il y a ceux, explique-t-il, qui plaident pour un retour à l’uninominal ; ceux qui défendent le système appliqué en 2002 ; et ceux qui sont favorables à une combinaison des deux : scrutin uninominal dans les provinces et scrutin de liste dans les préfectures. » Il va pourtant bien falloir trancher.

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Aucune hésitation, en revanche, à l’USFP. Pour Driss Lachgar, le président du groupe socialiste à la Chambre des représentants, relayé par l’islamiste Mustapha Ramid (du PJD), « pas question d’abandonner la proportionnelle, mais il est parfaitement possible de corriger les inconvénients constatés en 2002 ». Pour enrayer le phénomène de l’achat des voix, il préconise l’agrandissement des circonscriptions électorales, à l’échelle des régions par exemple. « Les corrupteurs auront du mal à soudoyer un électorat d’un million de personnes », estime-t-il. Le PPS est d’accord, mais pas l’Istiqlal. Comment réduire la balkanisation du champ politique ? « En élevant le seuil de représentativité, répond Lachgar. Une formation totalisant moins de 10 % des suffrages exprimés à l’échelle nationale n’aurait aucun élu, même si l’un de ses candidats arrive en tête ici ou là. » De l’avis de la plupart des spécialistes, si une telle mesure était appliquée, seuls deux partis seraient représentés à la Chambre des représentants. L’Istiqlal et le PJD sont favorables au principe d’un relèvement du seuil, à condition qu’il ne dépasse pas 7 %, voire 5 %. Mais les petites formations comme le PPS ne veulent pas en entendre parler, ce qui se conçoit : il leur serait fatal.

Qui l’emportera ? Si le mode de scrutin devait être choisi par les seuls parlementaires, nul doute que le vote des soixante députés de l’Istiqlal serait décisif. À la Chambre basse, les partisans déclarés d’un retour à l’uninominal seraient d’ores et déjà plus de 140 (sur 325). Mais l’hypothèse est peu vraisemblable, Mohammed VI n’y étant, semble-t-il, pas favorable. Lors de l’ouverture de l’année législative, en octobre 2005, le roi avait, il est vrai, plaidé, avant toute modification de la loi électorale, pour la recherche d’un « consensus ». C’est la tâche à laquelle s’est attelé le ministre de l’Intérieur. Avec, à en croire les uns et les autres, de sérieuses chances de succès.

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Par ailleurs, M6 souhaite que le texte soit adopté un an avant l’échéance législative. Soit avant la mi-juillet, date de clôture de la session parlementaire de printemps. Quoi qu’il en soit, la consultation ne devrait pas ressembler à celles qui l’ont précédée. Ce sera la fin d’une étape et le début d’une autre. « Le Maroc cessera d’être un pays en transition pour devenir pleinement démocratique », estime Saad Alami. Acceptons-en l’augure.

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