Embrouilles d’État

Si l’affaire Clearstream trouve son origine dans la saga des frégates de Taiwan, son exploitation politique n’est que le dernier avatar de la lutte sans merci pour la conquête de l’Élysée entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin.

Publié le 9 mai 2006 Lecture : 8 minutes.

Un vide-poches et un porte-clefs, c’est le cadeau à l’effigie de Marianne que Nicolas Sarkozy avait choisi pour les députés UMP invités à sa garden-party du 2 mai, Place Beauvau. Attention symbolique au soir de la douloureuse séance de questions des parlementaires à Dominique de Villepin sur la malodorante affaire Clearstream. Il y a encore beaucoup de poches de secrets d’État à vider. La justice va s’y employer en exploitant les nombreux documents saisis au cours de ses perquisitions dans les lieux jusqu’ici les plus inaccessibles ; bientôt peut-être dans le bureau même du Premier ministre à Matignon. Ce dernier l’a devancée en se déclarant prêt à répondre, à titre de témoin, à toutes ses questions. Et comme les feuilletons télé de police scientifique sont à la mode, les magistrats ont fait pratiquer des tests ADN sur les courriers du corbeau qui ont déclenché le scandale. Quant aux clefs, on les cherche toujours. On les trouvera sans doute si la justice parvient à élucider un jour l’affaire originelle des frégates de Taiwan. La vente de ces armements en août 1991 par le groupe français Thomson à l’ex-Formose pour un montant global de 2,8 milliards de dollars aurait donné lieu à de faramineux pots-de-vin sous forme de rétrocommissions évaluées à quelque 500 millions de dollars. L’affaire Clearstream prend sa source dans cette ténébreuse saga diplomatico-judiciaire. Qui a touché ? Où est passé l’argent ? Quinze ans après, ces interrogations inspirent les envois du corbeau au juge Van Ruymbeke où il livre des noms de personnalités industrielles et politiques dont Nicolas Sarkozy, alors en poste à Bercy, mais aussi l’ancien ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement, censés disposer de fonds occultes à la banque luxembourgeoise. Elle explique l’enquête confiée dès 2003 par la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie au général Philippe Rondot, un ancien patron des services secrets, devenu conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales. Objet : existence d’une vaste entreprise de corruption et de déstabilisation. La corruption, c’est le dossier des vedettes dont l’affaire Clearstream est une ramification ; la déstabilisation, c’est son exploitation contre les personnalités dénoncées et qui seront toutes disculpées.
Le général est à l’évidence circonspect : rien ne prouve l’existence de réseaux de blanchiment bancaire ; les enquêtes au Luxembourg, étendues à la Suisse, n’ont donné « aucun résultat ». Il flaire une manipulation, prenant soin de préciser qu’il a circonscrit ses investigations « au personnel ayant des liens avec la défense ». Il n’a donc pas enquêté sur les implications politiques. Il va bientôt découvrir que la politisation de l’affaire a déjà gagné le sommet de l’État où persiste l’espoir, sinon la conviction, de démasquer enfin les profiteurs du marché des frégates. Dominique de Villepin le convoque le 9 janvier 2004 dans son bureau du ministère des Affaires étrangères. Que se sont dit les deux hommes au cours de cet entretien clé aujourd’hui encore très controversé ? Selon les déclarations du général aux juges chargés d’instruire les plaintes en dénonciation calomnieuse, le ministre lui aurait « fait part des instructions reçues au sujet de cette grave affaire de la part de Jacques Chirac ». Et « fait clairement comprendre qu’il s’agissait de vérifier la validité des listes pour savoir si les personnalités citées possédaient effectivement un compte chez Clearstream ». Il lui demandait donc d’outrepasser les limites que Michèle Alliot-Marie lui avait fixées, et de s’intéresser à la politique. C’est alors que le nom de Nicolas Sarkozy aurait été cité.
Villepin s’en défendra hautement : « J’ai demandé au général Rondot, dans le cadre de l’affaire des frégates de Taiwan, de vérifier les rumeurs relatives à l’existence de réseaux et d’intermédiaires pouvant nuire à nos intérêts. Nous n’avons jamais parlé de Nicolas Sarkozy comme possible bénéficiaire de comptes à l’étranger. Je suis formel sur ce point. »
Il l’assure dans un premier communiqué, puis chez Jean-Pierre Elkabach sur Europe 1. Il le répétera solennellement le 2 mai devant l’Assemblée nationale. Se répand alors dans les couloirs du Palais-Bourbon cette réflexion laconique de Nicolas Sarkozy : « L’issue est proche. » Et, de fait, Le Monde du lendemain apporte sur la déposition du général Rondot une série de révélations nouvelles qui sont autant de désaveux du Premier ministre. Le nom de Nicolas Sarkozy a bien été cité lors de l’entretien du 9 janvier 2004 au Quai d’Orsay. Et pas seulement une fois. En témoignent ces autres indications, dont chacune se décrypte éloquemment. « L’enjeu politique : Nicolas Sarkozy Fixation Nicolas Sarkozy, ref. conflit J. Chirac-N. Sarkozy » (et non point Villepin-Sarkozy). Des financements politiques sont évoqués à plusieurs reprises : « Rôle des Américains – soutien apporté à Nicolas Sarkozy ». Ou encore « Dominique de Villepin [DDV dans le texte] revient sur le voyage de Nicolas Sarkozy en Chine : intérêt financier ? » On suggère donc au général d’enquêter sur des recherches de fonds étrangers – toujours l’obsession des pactoles baladeurs de Taiwan. Mais voilà le plus significatif de l’état d’esprit qui règne dans le bureau de Villepin : « Compte couplé N. Sarkozy-Stéphane Bocsa – à préciser ». C’est la seule référence directe au cours de l’entretien du 9 janvier 2004 à la liste de Clearstream et à sa plus grossière manipulation qu’avait aussitôt décelée le méfiant conseiller aux affaires secrètes. En fait de « couple », le corbeau avait découplé le patronyme complet du président de l’UMP : Nicolas Paul Stéphane Sarkozy de Nagy-Bocsa. On demande pourtant au général de s’en assurer.
Dans ses dénégations publiques, Villepin avait également assuré qu’il ne s’agissait en aucun cas de s’intéresser à des personnes politiques, mais bien à des intermédiaires. Les notes de Rondot le prennent là encore en défaut avec l’apparition de nouveaux noms : Fabius, Pasqua, Dominique Strauss-Kahn, autant de « réseaux tangentiels à explorer ». Le général conclura ses notes par cette remarque : « Mon impression : doute persistant » et d’ajouter : « La théorie du complot ? » Tout est dit en quelques mots. Qu’il s’agisse ou non d’une « interprétation personnelle » de l’ancien patron de la DGSE, son sentiment final rejoint et cautionne les certitudes de la presse, des milieux politiques de droite ou de gauche et de l’ensemble des parlementaires de la majorité. Si l’affaire Clearstream trouve sa lointaine origine dans les corruptions de la vente des frégates, cette exploitation soudainement résurgente est bien le dernier avatar de la lutte sans merci pour la conquête de l’Élysée entre le président de l’UMP et le Premier ministre, indissociablement lié au chef de l’État. Dans son livre, La Tragédie du président, que nous présentons par ailleurs (voir pp. 104-106), Franz-Olivier Giesbert en apporte une preuve où éclate la brutalité de l’affrontement. Après s’être laissé imprudemment convaincre que Sarkozy aurait ouvert des comptes au Luxembourg, « Villepin saute de joie. Il prévient tout de suite Jean-Pierre Raffarin. Ça y est, on le tient Sarkozy, c’est fini. » Dans cette affaire où les dénégations se succèdent, le récit de Giesbert n’a pas été contesté. Que valent au reste les démentis quand ceux qui s’en protègent s’estiment légitimés par la raison d’État !
Faut-il dire aujourd’hui : Villepin, c’est fini ? La question de sa démission était ouvertement posée au sein même de la majorité avant qu’il vienne s’expliquer devant les élus. Elle alimente quotidiennement, depuis, le feuilleton politique où s’accentuent les pressions des éditoriaux pour son départ. Déjà affaibli par la crise du CPE, que reste-t-il de son crédit après les embrouilles et mensonges du scandale Clearstream ? Le Premier ministre n’en a cure. Passant de la défense à la contre-offensive, il s’installe ostensiblement dans la durée, « mobilise » en urgence ses ministres, relance tous les chantiers en panne et s’offre même le luxe de proposer, toutes affaires cessantes, un projet de loi pour associer les parlementaires au contrôle des services de renseignements. Avant d’annoncer, pour finir, qu’il fera tout pour faire gagner « celui qui aura été choisi pour remporter l’élection ». Il se garde de redire, mais n’oublie évidemment pas ce qu’il déclarait benoîtement trois jours plus tôt : « Une campagne présidentielle est faite de bien des oscillations et retournements. » Quant à ses responsabilités dans l’affaire Clearstream, il persiste et signe : « À aucun moment, il ne s’est agi d’une enquête politique. » Ce qui serait « irresponsable » de sa part, ce serait de ne pas continuer l’action.
Jacques Chirac l’a assuré de son soutien dans la tourmente. Il aurait pu le sacrifier, s’il avait jugé l’opération payante, dès après le fiasco du CPE. Villepin avait lui-même confié à son entourage qu’il préférerait démissionner plutôt que de céder. Mais comment le désavouer aujourd’hui dans l’affaire Clearstream où il n’a cessé de répéter qu’il appliquait les instructions du chef de l’État ? Et par qui le remplacer, alors qu’aucune personnalité ne s’impose à droite pour une relève condamnée à l’intérim ? La logique désignerait en revanche Nicolas Sarkozy, mais Chirac l’a déjà écarté pour la succession de Jean-Pierre Raffarin. Cela dit, toutes les hypothèses restent envisageables. Un changement de Premier ministre a toujours signifié pour Jacques Chirac le signe qu’il avait entendu le message des Français. Les sondages peuvent l’y obliger si Villepin continue de dévisser dans l’opinion et de l’entraîner, avec toute la majorité, dans une dégringolade suicidaire. C’est un secret de Polichinelle que Jean-Louis Borloo, le ministre de l’Emploi, prépare à toutes fins utiles ses valises pour Matignon. Il se trouve même des stratèges à l’UMP et à l’UDF qui n’excluent pas un recours d’urgence à Nicolas Sarkozy.
Face aux supputations, le ministre de l’Intérieur affiche un calme trompeur, persuadé que les enquêtes lui rendront justice, le mieux placé en attendant pour en surveiller l’évolution. Drapé dans le rôle avantageux de la victime, il s’interdit de déclencher une crise politique sur la foi de révélations de presse et de déclarations souvent contradictoires. Il reproche toujours à Villepin et à Alliot-Marie de lui avoir caché les conclusions des « vérifications » qui le mettaient hors de cause, et les soupçonne au minimum d’une passivité malveillante. Il exige plus que jamais de connaître la vérité, précisant avec un laconisme menaçant : « quelles qu’en soient les conséquences ». Il en fait une question de « morale » qui n’est donc pas « négociable ». Certains de ses amis en concluent déjà que si lesdites « conséquences » établissent la réalité d’une machination au sommet de l’État destinée à le couler politiquement, il quittera le gouvernement pour retrouver sa pleine liberté à la tête de l’UMP, se faire adouber à coup sûr par les militants, et entreprendre avec de nouvelles chances une bataille élyséenne qui s’annonce des plus incertaines. La « rupture » sera alors accomplie.

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