Chirac assassiné par Giesbert

À coups d’anecdotes et d’indiscrétions accablantes, le directeur du Point brosse un portrait dévastateur du chef de l’État français, mais aussi de son Premier ministre Dominique de Villepin.

Publié le 5 mai 2006 Lecture : 11 minutes.

Sous son aspect anodin, c’est la plus terrible petite phrase du livre dévastateur de Franz-Olivier Giesbert, La Tragédie du président. « En France, écrit le directeur du Point, le présent est du passé qui recommence. » Plus terrible que le déferlement d’indiscrétions ravageuses qui compose l’essentiel de l’ouvrage : 293 pages de férocités, fourberies, délations dans une série de tableaux plus vrais que nature et d’autant plus noire que l’écriture en est étincelante.
On comprend alors en refermant l’ouvrage que la tragédie de Chirac, c’est aussi le drame d’une nation dont il est « incroyablement représentatif ». En cette fin de règne, son chef est devenu « l’incarnation du déclin et de l’impuissance des pouvoirs publics », conséquence et sanction d’un « à-quoi-bonisme » pratiqué au nom d’une règle immuable : pas de vague et pas d’histoire qui exposent à l’impopularité. L’essentiel n’est-il pas d’être élu et de se faire réélire ?
Voilà le décor planté, celui des innombrables crises dont la dernière, celle du contrat première embauche (CPE), ne fut que la répétition fatale des précédentes et devait se terminer comme elles par une démission généralisée des pouvoirs.
À l’origine de cette tragédie, un malentendu que Giesbert qualifie d’« imposture Chirac est un homme de gauche qui incarne la droite » et dont toute la carrière, semblable en bien des points à celle de François Mitterrand (« un homme de droite qui incarnait la gauche »), en vérifie l’axiome : « Tout échec qui ne vous abat pas vous renforce. » Mais aussi un digne héritier de l’ancien président du Conseil Henri Queuille dont il a repris, avec la circonscription de Corrèze en 1967, la recette de survie politicienne : « Il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par régler. » Mélangez l’axiome et la recette, et vous obtenez ce « brouet radical » qui sera la potion magique de Jacques Chirac durant quarante ans de pouvoir ininterrompu dans une endémique impuissance.
Pour le reste, un « pipeauteur » pragmatique qui se révèle tout entier dans cette interpellation de François Bayrou venu le voir en ami à l’Élysée : « Qu’est-ce que tu nous fais chier avec tes idées ! » Son programme : « J’y suis, j’y reste. » Giesbert cite un des meilleurs connaisseurs du chiraquisme, l’ancien ministre Jacques Toubon, méritoirement fidèle, rarement récompensé, surtout quand il prétend le faire « bouger » ; il lui répond alors « qu’il n’y a que des coups à prendre, on ne peut pas violer les gens ».

Trouillomètre à zéro
De cette pusillanimité, Nicolas Sarkozy donne l’explication en trois lignes : « Chirac a souvent peur. Il ne veut pas déranger. Il redoute les manifestations. C’est comme s’il avait le trouillomètre à zéro. » Pierre Mazeaud, aujourd’hui président du Conseil constitutionnel, le confirme avec plus d’aménité : « Il a du cur et c’est rare en politique, mais je lui ai souvent dit qu’il n’était pas un grand homme d’État. »
Chirac, c’est un de ses côtés sympas, n’est pas moins sévère envers lui-même dans ses moments d’abattement : « J’ai tout raté. Professionnellement, mon échec est patent. » Ou encore, après le séisme de juin 1997 : « On vit une époque qui vous décourage de faire de la politique. » Il a plusieurs fois envisagé de quitter « ce monde de brutes » (Michel Rocard) pour les affaires privées, rêvé de conduire des fouilles archéologiques en Chine. Velléités. « La politique, remarque Sarkozy, il n’y a que cela qu’il sait faire. » Qu’importe si sous son règne les renoncements du pouvoir accompagnent la glissade économique du pays. Les Français redemandent de la sécurité ? Il est leur chef, remarque Giesbert, donc il les suit, « ç’aura été sa devise ».
Décembre 1986 : la réforme de l’université que le ministre Alain Devaquet a fait approuver par le gouvernement Chirac de la première cohabitation mobilise 500 000 étudiants à travers tout le territoire. À Paris, la crise dégénère rapidement en drame avec la bavure Malik Oussékine, matraqué à mort par des voltigeurs motocyclistes. La démission du ministre ne suffit pas à calmer les facultés, les lycées et les syndicats. Le gouvernement à bout de force finit par retirer l’ensemble du projet pour éviter une grève générale, avant de promettre la rituelle « concertation nationale » pour « réfléchir à l’évolution de l’université ». Le syndrome Oussékine sera longtemps – et reste aujourd’hui encore – la hantise paralysante de tous les Premiers ministres confrontés aux révoltes.

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Deux pas en avant, ?un pas en arrière
Quand Édouard Balladur s’installe en 1993 à Matignon, avec l’ambition constamment dissimulée mais jamais absente de conquérir l’Élysée, il a compris que « la France n’a pas envie qu’on la dérange ». Au moindre mouvement de rue, « il rétropédale à grande vitesse ». Qu’il travaille sur le bureau de Turgot lui inspire ce rappel : « Il est tombé pour avoir trop réformé. »
Lui-même ne commettra pas cette imprudence. On le constate bientôt avec l’édifiante mésaventure du CIP, ce contrat d’insertion professionnelle qui anticipe étrangement la crise du contrat première embauche. Pour lever la barrière de l’accès à l’emploi, la réforme abaisse à 80 % du Smic le premier salaire. C’est aussitôt un tollé dans les organisations syndicales, y compris celles qui avaient proposé cette mesure. La gauche fait chorus avec les protestataires. Balladur se défend à sa façon, durcissant le ton et mollissant à mesure, jusqu’au moment où une manifestation de 15 000 personnes le décide à l’abandon pur et simple du projet, assorti de l’annonce au pays qui accompagne désormais tout avis de décès des réformes : un comité interministériel sera chargé de « répondre à ce qui est un appel de la jeunesse ».
Le plus étonnant de ce renoncement est que Balladur en consent lui-même l’aveu satisfait à l’auteur : puisqu’il est impossible de réformer en France, sa méthode est simple : « Deux pas en avant, un pas en arrière, c’est ma façon de danser le tango. » Et Jacques Chirac d’observer « en écho » que « cet homme a toutes les qualités sauf le courage ». Cela ne le découragera pas de prodiguer lui-même tout au long de sa campagne présidentielle les promesses d’un changement « dont on n’a pas idée ». Et de les abandonner sitôt élu.

Social-conservatisme pépère
De l’allergie collective à tout changement, Alain Juppé fera à son tour et bien malgré lui l’injuste expérience. Car lui est un authentique réformateur dont personne ne met en doute, quand il arrive à Matignon en 1995, la sincérité et la détermination. Son programme pour la création de 700 000 emplois en quinze mois est un plan de rigueur entièrement financé par une augmentation générale des impôts et par une « maîtrise » des dépenses de santé que rejette en bloc le corps médical. Chirac l’approuve au nom d’un pari dont la subite témérité étonne après toutes les redditions dont il a été l’acteur ou le témoin. « Les Français, assure-t-il, sont prêts à accepter des contraintes pour peu qu’on leur propose des réformes simples, efficaces, justes et renforçant la cohésion nationale. » Autant dire la quadrature du cercle.
Juppé promet d’y aller en douceur. Il passera en force, en osant s’attaquer aux « privilèges » des salariés du secteur public. La grève générale des transports et le soutien paradoxal qu’elle trouve dans l’opinion l’obligeront à capituler comme ses prédécesseurs. « Telle est la société française en cet automne 1995, écrit Giesbert : casanière, podagre et passablement revêche. Bloquée de partout et d’abord dans la tête. Pas réformable ». Pourquoi le deviendrait-elle ?
Tirant les leçons de la crise dans un message à la nation, Chirac félicite les Français pour leur esprit de solidarité exemplaire. Et conclut par un bilan triomphal d’un conflit qui aura coûté un quart de point de PIB à l’économie : « Vous avez donné au monde l’image d’un grand peuple dont je suis fier. » Le président, commente Giesbert, ne changera plus de cette ligne-là, « celle d’un social-conservatisme pépère et paternel » avec pour principal souci d’être populaire – ou plutôt de le redevenir, car il est au plus bas dans les sondages.

« Petits connards »
et « gros cons »
Alain Juppé, c’était pour Chirac le fils qu’il n’avait pu avoir et que lui donnait la politique, avant que la justice ne le lui reprenne. Dominique de Villepin sera le cadet. Il en fait son tout-puissant secrétaire général de l’Élysée, où il applique dès son arrivée les enseignements de l’ENA : empêcher tous les autres d’exister pour régner seul sur la maison. Cela lui est d’autant plus facile qu’il est naturellement porté à diviser ces « autres » en deux catégories : les « petits connards » et les « gros cons ». Ses propres collaborateurs doivent faire antichambre avant d’être admis dans son bureau pour recevoir ses instructions, qu’il leur impose d’écouter debout. Il s’en prend même à Édouard Balladur, dont il dénonce la « mollesse » et l’« immobilisme ». « Pauvre garçon, s’exclamera le Premier ministre. Un excité qui ne se mouche pas du coude et, avec cela, pas un grain de bon sens. » Le dédaigneux Édouard affecte benoîtement de plaindre Chirac « d’en être réduit à employer des gens comme cela ».
Trop tard. Villepin a su se rendre indispensable. Le président le gardera contre vents et marées malgré le fiasco de la dissolution de 1997 dont il a été le principal instigateur et qui donnera à la gauche une revanche inespérée. Le maître du Palais l’avait cyniquement annoncé dans un entretien avec l’auteur : « Il ne peut pas me virer, je sais beaucoup trop de choses, je deviendrais à l’extérieur une bombe à retardement. »
Nicolas Sarkozy ne sera jamais un enfant de Chirac, qui ne peut oublier son lâchage de 1995 pour Édouard Balladur et se méfie de la persistance en politique des « gènes de la trahison ». Il ne l’aime guère, quand il ne le hait pas. Il le soupçonne d’avoir profité de son passage au ministère du Budget pour balancer aux journalistes les « affaires » de la mairie de Paris qui n’ont pas fini de lui empoisonner l’existence. Sans preuve, admet-il, et « Sarko » le met au défi d’en trouver.
« La droite, c’est la haine », a dit un jour Simone Veil. Une haine qui atteint aujourd’hui son paroxysme avec les abjectes machinations du scandale Clearstream (voir pp. 20-22). Sarko a appris à vivre avec. De cette malédiction morale, il s’est forgé un précepte d’ambition : « Ceux qui ne peuvent supporter d’être haïs ne doivent pas faire de la politique, il n’y a pas de destin sans haine. »

Gouvernement ?composé au Kärcher
Sautons les années. On est le lundi 30 mai 2005, lendemain de la déroute référendaire européenne. La démission de Raffarin est attendue pour le jour même. Qui à Matignon ? Alain Juppé suggère Sarkozy, que recommande également Jérôme Monod, l’ancien grand patron devenu le conseiller de Chirac, sous la condition d’un pacte implicite : le patron de l’UMP s’engagera à « mettre les formes » avec le chef de l’État. Celui-ci lui promettra en retour de ne pas se représenter et de le soutenir. Giesbert cite alors ce bref, mais éloquent dialogue :
« Chirac : Je n’ai pas confiance, il ?est fou
– Monod : Non, il n’est pas fou. Juste maniaco-dépressif. »
Juppé téléphone à Sarkozy pour le convaincre que c’est le moment de jouer sa carte : « Mais il faut que tu rassures Chirac, et cesse d’expliquer à la terre entière que le président est un vieux con carbonisé. » En fait, Chirac hésite. Lequel sera le meilleur : Sarko, Villepin, Alliot-Marie, voire Jean-Louis Borloo qui le fascine par son argumentaire social ?
C’est finalement Villepin qui l’emportera. N’est-il pas le mieux placé pour veiller à la manuvre et la tourner en sa faveur ? Il compose son gouvernement « au Kärcher », ajoute drôlement Giesbert, un cabinet entièrement à sa main d’où il exclut impitoyablement les juppéistes Barnier, Fillon et autres Darcos. Ne doit-il pas apparaître comme le seul héritier ? Avec l’arrogance qui exaspère tant Bernadette Chirac, il s’en targue devant ses proches : « C’était physique. J’ai violé Chirac. »

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Reniement et trahison
Dès sa nomination, tout se passe comme si Villepin avait reçu de Chirac la mission d’en finir avec Sarkozy. Il se promet en tout cas d’abattre celui qu’il appelle selon les circonstances « le nain » ou « le nabot ». « C’est un fasciste à la française, ajoute-t-il, prêt à tout pour arriver à ses fins. » Une autre fois, il le compare au général Boulanger, « un baratineur de soirée dansante, mais il serait bien incapable de faire un enfant à la France. Il n’a rien dans le pantalon. »
Si blasé qu’il soit sur les méchancetés politiques, Giesbert n’en revient pas d’un tel déferlement de ressentiments et de violence. Sarkozy affecte comme d’habitude l’indifférence, feignant de considérer que le chef du gouvernement « n’est pas à son niveau Il parle du peuple sans être jamais monté en seconde classe, du terrain sans jamais avoir été élu. » Il pense surtout qu’à travers le Premier ministre c’est lui et lui seul que Chirac vise. À tort. Villepin ne roule désormais plus que pour lui-même. Le chef de l’État n’est déjà plus à ses yeux qu’un « président honoraire ».
Ainsi va le pouvoir, dans un jeu croisé de rivalités, qui ne sont jamais aussi implacables que lorsqu’elles se déguisent en protestations de soutien. Une lutte d’homme à homme dont le reniement et la trahison sont l’instrument quotidien. Sorti début mars, trop tôt pour couvrir la crise qu’allait imprudemment déclencher Dominique de Villepin avec sa décision solitaire d’imposer le contrat première embauche, le livre en anticipe les conséquences dans un épilogue crépusculaire. Il décrit Chirac « anéanti par sa propre déchéance ».
On arrive à la conclusion de l’ouvrage et à la fin de règne de son antihéros. Le plus étrange de ce portrait à la dimension faustienne est que l’auteur, après tant de révélations accablantes pour sa victime, il est vrai si souvent consentante, semble alors pris d’une irrésistible compassion pour cet homme « qui n’aura jamais été médiocre » ; que les Français, entre deux punitions électorales, auront beaucoup aimé ; qui a pu « se montrer inspiré et même prophétique » dans son action internationale, « debout face à Bush, couché devant Blondel », écrira cruellement Nicolas Baverez.
Il laissera derrière lui une droite en état de marche avec au moins trois héritiers : Juppé, Sarkozy, Villepin. « Ce n’est pas rien », nous assure l’auteur de la Tragédie. À moins que dans leur concurrence inexorable et leur détestation commune ils ne soient encore deux de trop, et ne s’éliminent les uns les autres pour rouvrir la voie à la gauche. n

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