Une tragédie à l’africaine

Comme Idi Amin Dada ou Mobutu, le président Jean-Bertrand Aristide a dû céder le pouvoir et prendre le chemin de l’exil. Laissant derrière lui une misère révoltante et une situation politique pleine d’incertitudes.

Publié le 9 mars 2004 Lecture : 8 minutes.

Aristide tonbe ! Se kwoke li kwoke nan branch ! « Aristide est tombé de l’arbre ! Il tient encore parce qu’il est accroché à une branche », hurlaient des étudiants contestataires, l’an dernier, dans les rues de Port-au-Prince. Jean-Bertrand Aristide, 51 ans, premier président démocratiquement élu de l’histoire bicentenaire d’Haïti, est, cette fois, bel et bien tombé, face à une coalition hétéroclite (dans laquelle se sont retrouvés, côte à côte, l’opposition républicaine, d’anciens tortionnaires, des trafiquants de drogue et des voyous), lâché par l’administration Bush, qui le tenait pour un « psychopathe » – le mot est du sénateur ultraconservateur Jesse Helms. Abandonné aussi par la France chiraquienne, hostile à cet ancien salésien cyclothymique qui réclamait urbi et orbi, il n’y a pas longtemps encore, le remboursement des 150 millions de francs-or déboursés par son pays, à la demande de Charles X en 1825, pour préserver une indépendance acquise de haute lutte, en 1804, face aux armées napoléoniennes. Alors même que le Caricom, la Communauté des Caraïbes, venait de proposer un compromis aux protagonistes, Washington et Paris, en phase dans le dossier haïtien, n’ont laissé aucune chance à Aristide : s’en aller, ou rester et… mourir ! On est loin du contentieux franco-américain sur l’Irak.
Comme, avant lui, Idi Amin Dada, Mobutu et Jean-Claude Duvalier, le tristement célèbre « Bébé Doc », Aristide, dont le mandat devait expirer en 2006, a donc pris le chemin de l’exil, le 29 février, avec son épouse américaine d’origine haïtienne, Mildred. Pour éviter de connaître le sort de quatre de ses lointains prédécesseurs, à savoir Jean-Jacques Dessalines, père de l’indépendance haïtienne, assassiné en 1806, Sylvain Salnave (tué en 1869), Cincinnatus Leconte, mort le 8 août 1912 dans l’explosion du Palais national, la présidence de la République, ou encore Vilbrun Guillaume Sam, exécuté par une foule en délire le 28 juillet 1915. Quelques jours avant de s’envoler pour la République centrafricaine, le couple avait discrètement envoyé ses deux enfants, Christine, 7 ans, et Michaelle, 5 ans, auprès de leur grand-mère, à New York.
« J’ai été victime d’un enlèvement moderne, a déclaré le président haïtien dès son arrivée le 1er mars à Bangui. J’ai été renversé par un coup d’État. Ce sont des militaires américains qui ont conduit toute l’opération. Ils m’ont conduit de force à l’aéroport où m’attendait un avion… » « Déclaration absurde », ont aussitôt réagi le secrétaire d’État américain Colin Powell et son homologue du Pentagone Donald Rumsfeld. Selon ces derniers, des officiels américains accompagnés de marines sont allés dimanche 29 février, aux alentours de 4 h 30 du matin, au Palais national, à la demande du président, pour conduire ce dernier à l’aéroport international Toussaint-Louverture, où Aristide aurait, au moment d’embarquer, remis en mains propres sa lettre de démission à Luis Moreno, le numéro deux de l’ambassade des États-Unis.
Qui croire ? Aristide, redoutable manipulateur dont les amitiés démocrates aux États-Unis sont connues ? Ou les collaborateurs de George W. Bush qui affirment aujourd’hui encore, contre toute évidence, avoir la preuve de la présence d’armes de destruction massive en Irak ? Plusieurs témoins interrogés par l’envoyé spécial du quotidien britannique The Independent à Port-au-Prince confirment les accusations d’Aristide. Parmi eux, un domestique, un élément de la garde présidentielle, mais aussi un missionnaire américain installé de longue date en Haïti : « J’ai parlé avec plusieurs personnes qui m’ont dit que le président a effectivement été kidnappé, confie le père Michael Graves. Des policiers m’ont affirmé qu’il est sorti du palais sous la menace des armes. Auparavant, ils l’ont forcé à signer un document, certainement la fameuse lettre de démission. »
Prêtre défroqué, élu une première fois en décembre 1990, renversé par l’armée l’année d’après, exilé à Caracas, puis à Washington, où il fit la connaissance de sa future épouse, rétabli dans ses pouvoirs d’octobre 1994 à février 1996 par l’administration Clinton et ses amis du Black Caucus (regroupant les élus africains-américains du Congrès), revenu à la tête de son pays à la fin de 2000, après une semi-retraite, Aristide renoue donc avec l’exil. Cette fois loin de sa terre natale. En Afrique, le continent de ses ancêtres. En attendant de nouvelles élections, il est remplacé par Boniface Alexandre, jusque-là président de la Cour suprême et pendant longtemps conseiller juridique de l’ambassade de France en Haïti. Normalement, sa désignation devait être entérinée par la représentation parlementaire. Mais Haïti, tiers d’île de 8 millions d’habitants adossé à la République dominicaine, est sans Parlement depuis le 12 janvier dernier, le mandat des élus étant arrivé à terme sans que pouvoir et opposition aient pu trouver un compromis sur les modalités d’organisation de nouvelles élections législatives.
Faute de respecter la lettre de la Constitution, on a donc fait « comme si ». Et trouvé un arrangement à la haïtienne. Sans doute parce que, dans ce pays où la politique est un sport national, le nouveau président passe pour être une potiche. La réalité du pouvoir se trouve ailleurs. Aux États-Unis, qui ont les yeux rivés sur un pays situé à 900 kilomètres de la Floride ; en France, l’ancienne puissance coloniale ; au Canada, où vit une importante communauté haïtienne. Quant aux réponses aux difficultés actuelles, elles se trouvent entre les mains d’une opposition républicaine composite dont les principaux leaders, ex-compagnons de route d’Aristide pour la plupart, sont malheureusement rompus aux jeux d’appareils, à l’agit-prop et à la transhumance politique.
Dans la cacophonie générale, deux hommes semblent émerger du lot. D’abord, Andy Apaid, le coordinateur du Groupe des 184 (qui rassemble des hommes d’affaires, des intellectuels, des militants associatifs, des artistes, des étudiants). Avec ses chemises pastel et ses lunettes à monture dorée, cet industriel dont la famille s’est exilée aux États-Unis sous la dictature de François Duvalier, dit « Papa Doc » (1957-1971), ne pourra, à moins d’un amendement constitutionnel ou d’un coup de pouce du destin, jamais être président de la République en raison de sa double nationalité, américaine et haïtienne. Ancien journaliste et dramaturge, Evans Paul, l’autre grande figure de l’opposition haïtienne, a été maire de Port-au-Prince, proche parmi les proches d’Aristide et adversaire résolu de la junte du général Raoul Cédras (1990 à 1994). Aristide, alors curé de l’église Saint-Jean Bosco, à Port-au-Prince, lui doit sa désignation comme candidat d’une coalition de centre-gauche et sa première élection à la magistrature suprême, en décembre 1990. Puis Evans Paul, le beau parleur, célèbre pour ses pantalons à bretelles, s’est petit à petit éloigné du « prêtre des bidonvilles ».
Mais Andy Apaid et Evans Paul, dont l’union de façade a tenu jusque-là à cause d’une inébranlable volonté commune d’en découdre avec Aristide, doivent désormais compter avec l’ambition à peine dissimulée des chefs de la rébellion armée qui s’arrogent, non sans raison, le mérite de la chute d’Aristide. À peine entré avec ses troupes dans la capitale, le chef rebelle Guy Philippe, 35 ans, s’est installé dans un hôtel huppé de la Montagne noire, un quartier résidentiel, avant de s’autoproclamer « chef militaire » et d’exiger la reconstitution immédiate de l’armée. Histoire de rappeler que les Forces armées d’Haïti (FADH), naguère pépinière de prétoriens et de putschistes, ont été dissoutes par Aristide en 1995 et remplacées par un corps d’élite de cinq mille policiers, alors que leur quartier général, situé à quelques mètres du palais présidentiel, sur le Champ-de-Mars, était attribué au ministère de la… Condition féminine.
Ancien militaire reconverti dans la police, ex-putschiste réfugié, il y a quelques semaines encore, en République dominicaine voisine, Guy Philippe est considéré par nombre d’observateurs comme « l’homme des Américains ». Ses principaux adjoints et lui traînent une réputation de trafiquants de drogue, de tortionnaires et de voyous, à l’image de leurs hommes, recrutés pour la plupart à Raboteau, le grand bidonville des Gonaïves, la quatrième ville d’Haïti. Les organisations de défense des droits de l’homme s’inquiètent également de la présence au sein de la rébellion de Butteur Métayer, chef de gang et trafiquant de drogue notoire, et, avec son frère Amiot Métayer (assassiné en septembre 2003), véritable terreur des populations de l’Artibonite, dans l’ouest du pays. Les mêmes dénoncent la résurrection politique et l’activisme d’un Louis-Jodel Chamblain, ex-sergent de l’armée, exécuteur des basses oeuvres de la dictature militaire de Cédras, responsable présumé de la mort, de la torture et de la mutilation de centaines de partisans d’Aristide et de membres de la société civile. Condamné à la prison à vie par contumace pour un massacre commis en 1994 et pour l’assassinat, en 1993, d’Antoine Izméry, l’un des financiers d’Aristide, il est rentré en Haïti à la mi-février, en provenance de la République dominicaine, où il s’était réfugié il y a dix ans. Quant à Jean-Pierre Baptiste, alias Jean Tatoune, le seul énoncé de son nom suffisait à faire taire les plus audacieux. Autant dire que ce qui vient de se passer en Haïti n’est pas une « révolution sentimentale », certains des tombeurs d’Aristide n’étant nullement des anges.
Dans ces conditions, l’opposition républicaine composera-t-elle avec des individus responsables des pires violations des droits de l’homme, même s’ils passent aux yeux d’une partie de leurs concitoyens pour des « libérateurs » ? Guy Philippe et ses compagnons, qui se sont engagés, sur pression américaine, à déposer les armes, se laisseront-ils facilement déposséder de « leur » victoire ? « Ils n’ont rien à faire dans le débat politique, ils doivent restituer leurs armes et rentrer chez eux », a tranché un officiel américain. En tout cas, avec ou sans Aristide, la situation politique et sociale demeure scandaleuse. Dans un pays composé pour 95 % de Noirs et, pour le reste, de mulâtres, de Syro-Libanais, de Juifs et de descendants d’Européens, les « favoris de la fortune » appartiennent presque tous à la minorité mulâtre et blanche, même si un dicton populaire proclame qu’un Nèg rich, sè mulat, mulat pov, sè noua (« Le nègre riche est un mulâtre, et le mulâtre pauvre est un Noir »). Une dizaine de familles ou d’hommes d’affaires tiennent les leviers de l’économie et se retrouvent à la tête de richesses ostentatoires, alors que la grande masse des tâcherons, des ouvriers et des travailleurs ruraux croupissent dans une misère révoltante, dans l’attente du messie. Dans cette société à deux vitesses, l’espérance de vie est, deux siècles après l’indépendance, de 54 ans, alors que la moyenne dans les autres pays d’Amérique et des Caraïbes se situe autour de 70 ans. La mortalité infantile y est deux fois plus élevée, la moitié des enfants de moins de 5 ans ne mangent pas à leur faim et un adulte sur deux ne sait ni lire ni écrire. « Haïti, ce n’est pas un cadeau », résume joliment un fonctionnaire onusien en poste à Port-au-Prince.
Que faire alors pour rompre la spirale infernale et pour en finir avec la malédiction ? Depuis deux cents ans, les Haïtiens ont tout essayé, goûté aux mixtures les plus inimaginables, avec l’espoir secret de s’en sortir. Des officiers bonapartistes, des « jacobins noirs », des visionnaires, des nationalistes, des hommes de paille de la CIA, la centrale de renseignement américaine, des dictateurs ubuesques, un partisan de la Théologie de la libération, puis le même en prêtre défroqué se sont succédé à la tête de l’État, sans pour autant réussir à exorciser les démons de ce pays, malgré tout attachant. Dommage !

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