Sacro-sainte laïcité

Publié le 9 mars 2004 Lecture : 9 minutes.

Quelques semaines après son adoption par les députés français, la loi interdisant le voile
à l’école continue de provoquer passions et polémiques. Pourquoi ? C’est que derrière ce texte de circonstance se révèlent d’autres problèmes de la société française. Ils concernent autant la conception française de la laïcité que les relations de l’État avec sa communauté musulmane, autant l’expression de la liberté religieuse que l’intégration
de nouveaux éléments dans la nation française. Aussi est-il nécessaire d’ouvrir le dossier, ne serait-ce que pour dissiper les confusions.

Un débat de quinze ans
Tout a commencé en 1989, à Creil, une ville de la banlieue parisienne. Trois jeunes filles de quatrième sont exclues pour avoir conserver leur foulard en classe. Le ministre
de l’Éducation nationale Lionel Jospin n’entend pas prendre parti et demande son avis à une institution chargée de préciser le droit, le Conseil d’État. Celui-ci, en novembre,
estime que le port de signes religieux « n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité ». Une sanction ne doit intervenir qu’en cas de prosélytisme, de troubles à l’ordre public ou de provocation. Un an plus tard, en 1990, toujours dans la banlieue de Paris, à Montfermeil, trois élèves sont à leur tour mises à la porte d’un établissement. Leurs parents portent l’affaire en justice. Deux ans après, celle-ci rend son verdict : l’interdiction générale et absolue des signes d’appartenance religieuse est jugée « illégale ».
Nous voici maintenant en 1994. Le ministre de l’Éducation nationale François Bayrou diffuse une circulaire. Elle enjoint aux établissements scolaires de proscrire dans leurs règlements intérieurs le port de « signes ostentatoires ». Toutefois, le Conseil d’État, saisi à nouveau, confirme que le voile islamique n’est pas en lui-même ostentatoire. Tant et si bien qu’au fil des ans chacun se débrouille. Les décisions sont prises au cas par cas, faute d’un cadre juridique défini. Ce qui complique la tâche des chefs d’établissement et provoque la colère de nombreux enseignants. Celle-ci est à son comble lorsque, en 2002, à Lyon, des professeurs se mettent en grève pour protester contre le refus des instances académiques d’autoriser la tenue d’un conseil de discipline à l’encontre d’une élève portant un voile sous forme de bandana. Dès lors, les passions se déchaînent. Un « manifeste pour une loi » réunit près de deux mille intellectuels.
Plusieurs députés déposent des propositions pour interdire les signes religieux. Le président de l’Assemblée nationale crée une commission qu’il préside lui-même.
Devant cette agitation, le président Chirac doit réagir. À son tour, il nomme un groupe de « sages », la « commission Stasi », chargé de lui faire des propositions pour défendre la laïcité. Dans l’esprit du chef de l’État, cette mission doit dépasser la seule question du voile à l’école. Mais, très vite, ce problème éclipse le reste. D’autant qu’au collège-lycée d’Aubervilliers deux jeunes filles voilées, nées d’un père juif athée et d’une mère musulmane non pratiquante, viennent d’être exclues, ce qui accroît encore la tension. L’urgence d’une loi apparaît évidente aux yeux de beaucoup, notamment des enseignants et du monde politique. Et Chirac, qui, au fond de lui, n’était sans doute pas partisan de légiférer, annoncera, sans surprise, à la mi-décembre 2003, le dépôt d’un texte.

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Combien de cas répertoriés ?
Au cours de la polémique, aucune statistique précise n’a été fournie. Néanmoins, les cas de voile ou de foulard officiellement répertoriés sont en faible nombre. S’appuyant sur une étude de la police réalisée en septembre 2003, le ministre de l’Intérieur Nicolas
Sarkozy fait état de « quelques centaines » de voiles, contre 1 123 en 1994. Un service
de la police, les renseignements généraux, a avancé, lui, le chiffre de 1 253 foulards, dont une vingtaine posaient problème. Le ministre de l’Éducation a parlé d’une centaine de
conflits par an, dont dix donnant lieu à des contentieux. Quant à la médiatrice chargée
de ce sujet, elle assure devoir traiter environ 150 problèmes par an, contre 2 000 dans les années 1990. Quel que soit le chiffre retenu, il est minime par rapport au nombre de
musulmans en France quelque 5 millions et à celui des élèves 12 millions environ.
Reste que la France est le pays d’Europe où la question se pose avec le plus d’acuité.

Le jugement de l’opinion
De nombreux sondages ont été réalisés pour connaître l’état d’esprit des Français. Ils ne sont évidemment pas d’une fiabilité absolue. Néanmoins, les enquêtes révèlent un grand attachement au principe de laïcité (77 % des personnes interrogées y sont « très » et « plutôt attachées », selon la Sofres). Toutes indiquent aussi qu’une majorité est favorable
à une loi. Chez les enseignants, trois professeurs sur quatre sont partisans d’un texte interdisant les signes religieux à l’école, et une grande majorité souhaite même son extension aux signes politiques (sondage CSA). En tout cas, l’adhésion des Français au choix du gouvernement est élevée. Pour 76 % des sondés, le voile est bien un « signe ostensible d’appartenance à une religion », 64 % jugeant de même pour la kippa et 60 % pour la croix. Et à 58 % ils considèrent, selon une enquête de l’institut BVA, que la loi est applicable. Autre indication qui, comme les précédentes, ne peut être prise comme une certitude : avant qu’elle ne soit votée, 53 % des musulmans français étaient opposés à une telle loi, alors que 42 % y étaient favorables.

Les arguments des uns et des autres
De multiples démonstrations ont nourri pendant des mois le débat au point de le rendre parfois incompréhensible. Afin de le clarifier, voici, schématiquement résumés, les
principaux arguments des partisans et des adversaires de la loi. Les premiers justifient
leur choix autant pour des raisons conjoncturelles que de fond. Il fallait, disent-ils, en
finir avec le flou et répondre au désarroi des enseignants. De plus, recourir à la loi était l’occasion de rappeler les valeurs de la République, certes tolérante vis-à-vis des religions, mais soucieuse d’affirmer ses principes laïcs, attentive à la neutralité que représente l’école et hostile à toute attitude communautariste. D’autant que le port du voile est la plupart du temps prôné par des fondamentalistes qui, de cette manière, attestent leur mépris de la femme et leur volonté de l’asservir. Bref, pour reprendre une expression de Chirac, manifester « un sursaut collectif et républicain », illustrant le « désir de vivre ensemble », était nécessaire.
Les opposants à la loi tiennent évidemment un raisonnement inverse. Puisque la République française se veut tolérante, expliquent-ils, elle doit respecter le voile, symbole non seulement d’une religion mais aussi d’une culture, comme l’est la croix, dont le port à
l’école est accepté depuis toujours. Quant au « désordre » en classe, il provient davantage de l’interdiction que de la tenue en elle-même, non imposée par les hommes mais librement consentie par les élèves. En fait, quoi qu’elle prétende, la France adopte une position raciste et anti-islam. Surtout que la véritable laïcité n’est pas l’uniformité mais l’acceptation des différences. Enfin, dernier argument, la conséquence première d’une exclusion est de renvoyer nombre de jeunes filles à une condition d’assujetties en ne leur permettant pas l’émancipation qu’offre l’éducation.

L’attitude des groupes de pression
Même dans le camp laïc, l’attitude vis-à-vis du voile et de la loi a été diverse. Ainsi la
Ligue des droits de l’homme et la Ligue de l’enseignement se sont opposées à cette législation, alors que les obédiences maçonniques se sont finalement ralliées à son principe. Pour ce qui est des forces religieuses, les évêques ont toujours manifesté leurs réserves. Pour eux, la loi traduit une conception fermée de la laïcité, contraire à la tradition française. Même si elle ne constitue pas directement une atteinte à la liberté religieuse, puisque les signes religieux ne sont pas interdits en tant que tels, les responsables catholiques jugent qu’une telle loi n’était pas nécessaire. Les protestants aussi se sont dits déçus par un texte, qui, à leur avis, ne résoudra rien. D’autres communautés comme les sikhs environ 7 000 personnes , contraints tant par la religion que par la culture à porter un turban, ont exprimé, y compris en manifestant, leur refus du texte. Les mouvements juifs, eux aussi réservés, ont toutefois choisi d’adopter une attitude discrète. Quant au monde musulman, l’unité affichée par les membres du Conseil français du culte musulman (CFCM), hostiles au principe d’une législation, a été rompue lorsqu’il s’est agi de définir une stratégie. Certains, comme la Grande Mosquée de Paris et la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), prônaient la concertation avec le gouvernement. D’autres, telle l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), ont soutenu les manifestations contre la loi organisées par divers groupes.

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Les conséquences en France et ailleurs
Sans doute un scénario optimiste peut-il être envisagé. À la prochaine rentrée scolaire,
les jeunes filles voilées se plieraient à la nouvelle loi et abandonneraient leur voile,
soit spontanément, soit après un dialogue avec la direction de l’école. De l’avis de tous,
ce n’est toutefois pas le plus probable. Au contraire, beaucoup estiment que, comme
précédemment, les dispositions se révéleront inapplicables. Pour ne prendre qu’un exemple,
personne ne sait si le bandana, non considéré a priori comme un signe religieux, sera accepté par les règlements intérieurs des établissements. Ni en quel sens les tribunaux trancheront à la suite de recours prévisibles. Que des exclusions en nombre se produisent et il est tout à fait possible que des écoles privées islamiques se créent à l’image de l’enseignement confessionnel privé, chrétien ou juif. Ce qui serait évidemment un échec pour la conception de la laïcité de la République française hostile au communautarisme et soucieuse d’intégrer dans un même creuset tous les membres de la nation. Pour les jeunes exclues, les difficultés seraient en tout cas considérables. Aujourd’hui, celles-ci suivent les cours soit de professeurs à domicile, parfois bénévoles, soit du Centre national d’enseignement à distance (Cned) payant. C’est le cas d’Alma et de Lila, les deux surs d’Aubervilliers. Mais la plupart des élèves contraintes à cette solution abandonnent leurs études, généralement au bout de deux ans, ne parvenant pas à travailler dans la solitude. Aussi la loi risque-t-elle de renforcer le sentiment d’exclusion d’une communauté et, partant, d’accentuer les particularismes.
La question du voile ne se pose pas que dans les établissements scolaires. Ainsi, une femme voilée, assistante sociale de la ville de Paris, a été traduite en conseil de discipline, et une autre, jurée dans une cour d’assises, a été remplacée. Dans les hôpitaux, des femmes musulmanes n’acceptent pas d’être examinées par un médecin homme, et des internes comme des infirmières portent le foulard. On ne connaît pas précisément les intentions du gouvernement à ce sujet, même s’il a envisagé, un temps, de proposer une autre loi pour les établissements hospitaliers. Dans les entreprises également, le problème se pose. Là aussi, le flou règne, les tribunaux ayant rendu des jugements contradictoires. Aussi les situations sont souvent gérées au cas par cas, sans qu’il soit toujours facile de distinger, dans les attitudes patronales, le pragmatisme de la
discrimination.
Dernière conséquence : les retombées internationales. La loi contre le voile n’a généralement pas été comprise à l’étranger, en dépit des efforts de la diplomatie française pour en justifier le bien-fondé. Dans le monde arabe et musulman, du Maghreb à l’Iran, les opposants à ce texte qui « bafoue l’islam » se sont mobilisés. Les pays européens ont, dans leur ensemble, peu admis le choix français, le jugeant excessif, et
Londres, par le biais de commentateurs autorisés, a même considéré que cette loi portait atteinte aux droits de l’homme. Position assez proche de celle des États-Unis, pour qui la liberté religieuse est menacée. Ces critiques auraient même conduit le ministre des Affaires étrangères à préciser, au cours d’un séminaire gouvernemental, que la loi mettait la France « en porte-à-faux » vis-à-vis de nombreux pays. Dominique de Villepin
a ensuite démenti ces propos tout en soulignant qu’il était nécessaire de « lever les malentendus et les incompréhensions ». C’est dire s’ils existent.

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