Que veut Guillaume Soro ?

Le leader des Forces nouvelles passe pour le principal opposant au président Laurent Gbagbo. Bien que surmédiatisé, il reste à maints égards une énigme. Itinéraire.

Publié le 8 mars 2004 Lecture : 12 minutes.

A-t-il l’autorité d’un chef ? Va-t-il pouvoir transformer en parti politique une rébellion militaire, le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), représenté dans le « gouvernement de réconciliation nationale » mis en place il y a un an ? Convertir des chefs de guerre et autres soldats de fortune à la vie de vrais militants ? Surmonter la querelle de leadership qui l’oppose depuis le début de l’année au sergent-chef Ibrahim Coulibaly, alias « IB », père autoproclamé de l’insurrection armée du 19 septembre 2002 dont il s’est fait le porte-drapeau ? La tâche de Guillaume Kigbafori Soro est ardue, malgré sa posture de gardien vigilant et intransigeant des accords de Marcoussis au point de passer aujourd’hui aux yeux de l’opinion pour le seul opposant au chef de l’État Laurent Gbagbo. En lieu et place du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, de l’ancien président Henri Konan Bédié) ou du Rassemblement des républicains (RDR, de l’ex-Premier ministre Alassane Ouattara).
Dernière sortie en date après deux mois de boycottage des travaux du gouvernement : son refus, le 26 février, de commencer le processus de désarmement le 8 mars, jour solennellement fixé par le Premier ministre Seydou Elimane Diarra. Celui dont le nom fut prononcé pour la première fois le 14 octobre 2002 à Bouaké par l’adjudant Tuo Fozié et le sergent Chérif Ousmane, les deux premiers visages connus de la rébellion, n’aura pas assez de ses talents de bateleur pour arrondir les angles avec ceux de ses camarades les plus boutefeux. Mais aussi avec le camp d’en face, celui des partisans du président Laurent Gbagbo.
Guillaume Soro semble avoir quelques dispositions pour passer de la guerre à la politique, forgées tout au long des années de militantisme estudiantin à base d’assemblées générales houleuses, de meetings et de débats amphigouriques à l’université d’Abidjan. De la fac, ce natif de Ferkessédougou, dans le nord de la Côte d’Ivoire, où il voit le jour le 8 mai 1972, a gardé une spontanéité dans la réplique qui fait mouche, fruit d’un long apprentissage dans l’ombre de sa cible d’aujourd’hui, Laurent Gbagbo lui-même. Car, même s’il s’en défend, lui préférant notamment dans ce rôle Tanoé Désiré, ancien ambassadeur et ex-membre du Parti ivoirien du travail (PIT, de Francis Wodié), le chef de l’État fut son mentor, celui dans les pas duquel, au milieu des années 1990, il aimait à battre le pavé de la capitale économique ivoirienne et dont il partageait souvent la table. Il a acquis auprès de lui, outre le goût du contact direct et un penchant populiste, ce côté enjoué, volontiers goguenard. En public comme en privé. Il le reconnaît d’ailleurs aujourd’hui : « Je fus proche, très proche, de Laurent Gbagbo de 1995 à 1997. »
De fait, il n’est pas certain que Soro ait longtemps voulu ressembler à Gbagbo. Tout au plus, à 32 ans le 8 mai prochain, a-t-il acquis ce côté tribun, surtout quand un mégaphone, un micro, une caméra ou un appareil photo traînent dans les parages. Guillaume Soro a l’habitude de la foule des meetings. Comme beaucoup de ses condisciples (que certains appellent volontiers la « génération Gbagbo ») de la fin du règne d’Houphouët et des années Bédié, à commencer par Charles Blé Goudé, le « général » des « jeunes patriotes », son successeur à la tête de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) en décembre 1998. Mais rares sont ceux de sa génération à avoir mis autant de constance et de détermination dans leur engagement. À avoir nourri, comme lui, leur vie au sel du militantisme, notamment à l’école du Parti communiste révolutionnaire de Côte d’Ivoire (PCRCI, clandestin).
Entre l’ancien pensionnaire du petit séminaire de Katiola, au nord de Bouaké, et le ministre d’État chargé de la Communication depuis mars 2003, avec gardes du corps, grosse voiture et cocarde de la République au vent, il y a toute une vie de galère. Parce que Soro n’est pas né coiffé. Il est le fils d’un employé de la Compagnie ivoirienne pour le développement du textile (CIDT). Au petit séminaire, l’adolescent à la silhouette sahélienne se révèle travailleur. Au point de s’attirer la sympathie de celui qui fut son guide spirituel, le père Marcel Dussud, aujourd’hui à Dijon, dont il a voulu un moment suivre l’exemple en entrant dans les ordres. Mais il était déjà suffisamment agitateur pour commettre quelques articles dans Le Griot sénoufo, le journal interne.
Un de ses premiers faits d’armes : une grève lancée à son initiative en 1986 pour protester contre la fréquence des plats de nouilles au porc dont la cantine s’était fait une spécialité. Avec lui, il en sera souvent ainsi, surtout au lycée classique de Bouaké où il est délégué de classe. « Non pour dénoncer mes camarades qui bavardent, précise-t-il, mais pour servir de tampon entre eux et l’administration. » Plus prosaïquement, rigole-t-il, « parce que, petit et frêle, j’avais peur de me faire boxer ».
Le pli de la contestation est pris quand, son bac en poche, il débarque à Abidjan en 1991. Et se range naturellement du côté de ceux qui battent le pavé contre le régime d’Houphouët, qui a ordonné une descente musclée des paracommandos du général Robert Gueï à la résidence universitaire de Yopougon. Après avoir été embastillé à l’école de police, à la DST (Direction de la sécurité du territoire) et à la Maca (Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan), il se fait une réputation – « quand Soro est arrêté, c’est cinq bus de sauvés », dit-on. Mais ceux qui comprennent le sénoufo commencent aussi à lui tisser une légende. Car son prénom, Kigbafori, évoque littéralement dans cette langue du nord du pays l’intrépidité, l’invincibilité ou encore celui qu’on ne peut atteindre. Ses adversaires préfèrent traduire Kigbafori par « ce qui ne peut aboutir ». En tout cas, en une dizaine d’années d’engagement syndical ou politique, que d’acharnement à décliner sans cesse la même idée avec, parfois, ce côté Don Quichotte qui fait qu’on a peine à le croire capable de s’habiller autrement qu’en Robin des Bois des campus universitaires ! Celui que ses camarades de la Fesci appellent le « Che » doit recourir à de multiples ruses pour échapper à la police du président Henri Konan Bédié, arrivé au pouvoir à la suite de la disparition, le 7 décembre 1993, d’Houphouët dont il termine le mandat qui court jusqu’en octobre 1995.
Bédié doit assurer son élection alors que depuis 1990 l’école est en ébullition permanente. Une fronde entretenue par la Fesci. Accusée depuis sa naissance, en avril 1990, de connivence, sinon de collusion avec les partis alors nouvellement créés, comme le Front populaire ivoirien (FPI de Laurent Gbagbo) ou le Parti ivoirien du travail (PIT, de Francis Wodié, à l’époque doyen de la faculté de droit), l’organisation s’attire les foudres du pouvoir. Ses dirigeants sont pourchassés. Certains sont obligés de prendre le chemin de l’exil. D’autres, comme Soro, qui a trouvé une planque chez un… policier à Port-Bouët, se cachent dans Abidjan. D’autres encore, récupérés par le régime, doivent s’éloigner des campus, menacés par la vindicte de leurs condisciples.
Soro lui-même se voit proposer tantôt une bourse pour les États-Unis ou la Grande-Bretagne, tantôt un statut social privilégié. Il reste sourd aux sirènes du pouvoir, à en croire certains de ses camarades. Le climat politique, déjà fort lourd, se dégrade encore après l’adoption d’un nouveau code électoral. Le FPI et le Rassemblement des républicains (RDR, né en septembre 1994), réunis au sein du Front républicain, appellent au boycottage actif. Des émeutes éclatent. À l’université, l’ambiance est électrique. Officiellement dissoute depuis juin 1991 et son secrétaire général Martial Ahipeaud jeté en prison, la Fesci ne renonce pas. Dans la clandestinité, dirigeants et militants durcissent le ton. De retour, en septembre 1997, d’une rencontre d’étudiants à Ouagadougou, Soro est arrêté – « enlevé », corrige-t-il.
Il connaîtra trois autres séjours en prison. « Depuis 1990, confie-t-il un jour, les autorités sont convaincues que, pour éviter des troubles, il leur faut neutraliser la Fesci à la veille de chaque consultation. Le fait de m’avoir mis en prison n’a empêché ni le boycottage de l’élection par l’opposition ni les actes de violence. » En 1997, l’interdiction qui frappe la Fesci est levée. Mieux, Soro est élu « homme de l’année » par les lecteurs du quotidien progouvernemental Ivoir’Soir. De guerre lasse, le chef de l’État décide d’organiser une concertation nationale sur l’école.
Guillaume Soro retrouve ses activités d’agit-prop à plein temps, entre sa chambre au troisième étage de la résidence universitaire de Vridi II, au sud d’Abidjan, et les meetings du campus de Cocody. Niant toute appartenance politique. « Je ne suis membre d’aucun parti. Je lutte pour une école plus performante, où régnerait la justice sociale. Il se trouve que le pouvoir s’est toujours opposé à cette lutte, contrairement à l’opposition. En 1991, les forces de l’ordre ont pris d’assaut une résidence universitaire et ont bastonné des étudiants. Le FPI et d’autres ont organisé des marches de protestation auxquelles nous avons naturellement pris part. Où est la collusion ? »
Difficile à croire, car Soro a son quart d’heure dans tous les grands meetings du Front républicain. Son coeur penche à gauche, vers le FPI de Gbagbo, et non du côté du RDR des libéraux. Il n’aura cependant pas sa carte du parti, « même si Gbagbo a insisté pour me faire entrer dans le mouvement des jeunes frontistes », dit-il. D’ailleurs, sa maîtrise d’anglais en poche et Blé Goudé parvenu à la tête de la Fesci, il quitte Abidjan pour poursuivre ses études en France – anglais à Jussieu et sciences politiques à Paris VIII-Saint-Denis. Il rentre au pays au lendemain du coup d’État de décembre 1999, avec une nouvelle casquette : chef de file du Fief, le Forum international des étudiants francophones. Au stade Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan, il organise un meeting qui réunit plusieurs milliers de personnes et reprend à son compte l’idée d’une « opération Mains propres » contre les anciens dignitaires du régime déchu, le mot d’ordre de Gueï.
Mais quand le général-président cherche à s’accrocher au pouvoir, Soro prend ses distances et lance l’offensive contre la junte. Il s’associe au Forum des partis politiques que dirige le RDR, condamne l’« exclusion » d’Alassane Ouattara de la présidentielle d’octobre 2000 avant de finir, en décembre, comme second sur la liste RDR que conduit Henriette Diabaté aux législatives (finalement boycottées) à Port-Bouët. Soro se défend d’être membre des « républicains ». Comme il continue de nier, aujourd’hui encore, toute collusion avec eux. Même s’il a fait siennes la plupart de leurs revendications, dont la lutte contre l’ivoirité, le processus d’identification des personnes, le code de la nationalité ou les conditions d’éligibilité. Le RDR et Soro et ses amis chassent sur les mêmes terres.
Entre décembre 2000 et septembre 2002, Soro disparaît du paysage politique de la Côte d’Ivoire. On le dit un jour à Ouagadougou dans une villa du quartier de Dassasgho (« IB » dit même l’avoir eu sous son toit quand il était réfugié dans la capitale burkinabè), un autre à Bamako avec l’ancien dirigeant étudiant Oumar Mariko (avec lequel les rapports sont aujourd’hui quelque peu distendus), un autre à Libreville. L’intéressé, lui, se contente de dire qu’il était en exil. Il n’en revient pas moins de temps en temps et discrètement à Abidjan où il rencontre certains de ceux qui, plus tard, figureront en bonne place dans la hiérarchie de la rébellion : l’adjudant Tuo Fozié, le sergent Chérif Ousmane, Zaga-Zaga… Tous sont persuadés que le dialogue politique est bloqué et qu’il faut trouver une issue. Ce sera le soulèvement militaire.
La suite est connue. Le 30 octobre 2002, Soro débarque à la tête des représentants rebelles pour participer aux pourparlers interivoiriens. Le président togolais Gnassingbé Eyadéma n’a pu, à en croire certaines indiscrétions, s’empêcher de lui demander : « Petit, pourquoi tu fais tout cela ? » Passé les larmes qu’il a failli, dit-on, lui arracher, le chef de l’État s’aperçoit très vite qu’il a affaire à un malin petit bonhomme. « En fait, dit Soro, on a séduit parce qu’on nous a vus comme des jeunes innocents, sympas et idéalistes. » Des gens auxquels on peut passer beaucoup de choses. Au risque de choquer, Soro n’hésite pas à plaisanter avec Eyadéma : « J’aime bien les brochettes et le champagne », lui lance-t-il de temps à autre pour voir son hôte demander qu’on en serve. Et si ce n’est pas le champagne, c’est le cognac ou la bière.
Ses interlocuteurs du gouvernement ivoirien découvrent, eux, un négociateur habile, voire retors. À plusieurs reprises, dans sa chambre de l’hôtel du 2-Février à Lomé, le chef de file de la délégation du pouvoir officiel Laurent Dona Fologo, président du Conseil économique et social, tente d’amener à de meilleurs sentiments son jeune frère, sénoufo comme lui. En vain. Soro est un vrai-faux doux qui donne le sentiment d’appartenir à cette catégorie de personnages dont la démarche se résume au seul combat militant auquel il a beaucoup sacrifié. Au détriment de sa vie de famille, de sa compagne Sylvie Tagro (une Bété de Daloa) et de leurs deux enfants. Plusieurs semaines après le déclenchement de l’insurrection armée, la petite maisonnée s’est cachée dans Abidjan, avant de pouvoir en sortir « grâce à l’aide d’un ami qui l’a fait passer par le Ghana. Ils vivent aujourd’hui à Paris. Le général Emmanuel Beth, patron de l’opération Licorne, à qui on avait demandé de les exfiltrer vers Bouaké, n’a pas voulu. Mais il l’a fait pour la famille de Tuo Fozié », aujourd’hui ministre de la Jeunesse et du Service civique.
« Moi-même, révèle Soro, je suis resté à Abidjan dans la clandestinité bien après le 19 septembre 2002. Quand, au fil du temps, les revendications de la rébellion ont pris des accents politiques, la nécessité de m’exprimer s’est fait sentir. J’ai parlé à la radio Africa n°1 sous le pseudonyme d’ »adjudant Paul Gaou ». C’était irresponsable, beaucoup de personnes ont reconnu ma voix. » Auprès de l’AFP, il se fait passer pour le Dr Kumba. Et c’est sous ce nom qu’il téléphone au ministre sénégalais des Affaires étrangères Cheick Tidiane Gadio et qu’il parle, plus tard, comme secrétaire général de l’aile politique de la rébellion, au président Abdoulaye Wade, président en exercice de la Cedeao. « Les Français restaient sourds et moi je voulais me faire exfiltrer, s’excuse-t-il presque. Avant moi, mes camarades ont également usé de ce subterfuge. Zaga-Zaga s’est fait passer pour le sergent Aké, Koné Messamba pour Konan Prosper… » Mais si ceux-ci utilisent le réseau local, Soro, lui, se fait joindre sur son numéro d’abonné parisien, avant de quitter Abidjan.
Tantôt à pied, tantôt à vélo, au bout de quatre jours sur des chemins de traverse, en passant par Bassam et le Ghana, il parvient à rejoindre Bouaké, la « capitale » des insurgés. Parfois « déguisé en femme », rigole un de ses amis. Mais l’homme, qui s’y connaît en jeu de piste et en déguisements, se retrouve aujourd’hui dans les méandres de la politique. De Bouaké à Dakar, en passant par Accra, Lomé, Ouagadougou, Niamey ou Bamako, sans oublier Paris, Abuja ou Libreville, Soro a ses entrées chez les « en haut d’en haut ». Ce qu’il trouve somme toute naturel par rapport à son propre parcours. « Les gens croient d’ailleurs que le MPCI est né avec la rébellion, il existe en fait depuis avril 2001. On l’a créé avec certains des chefs militaires (Tuo Fozié, Chérif Ousmane, Wattao…), appelé d’abord Mouvement révolutionnaire de Côte d’Ivoire (MRCI), puis Mouvement de libération populaire de Côte d’Ivoire (MLPCI) et, aujourd’hui, Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI).
Depuis, plus que de MPCI, on parle de Forces nouvelles. Un nouveau parti politique ? En tout cas un défi pour Soro dont l’audace du discours a pu séduire certains de ses compatriotes. Mais dont les ambitions politiques demeurent encore floues, à quelque vingt mois de la présidentielle d’octobre 2005 à laquelle son jeune âge ne lui permet pas de participer. Du moins lui laisse-t-il le temps de chercher à convaincre.

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