Quand Bourguiba était pour

Publié le 9 mars 2004 Lecture : 3 minutes.

Le débat qui a lieu en France à propos du voile rappelle, à certains égards, la polémique
qui a opposé, entre 1929 et 1932, le jeune Habib Bourguiba et les laïcs français de la Tunisie coloniale. À l’époque, rares étaient les citadines qui sortaient dans la rue sans le sefseri, voile traditionnel blanc qui les couvrait de pied en cap. Les lycéens portaient la chéchia ou, dans certains cas, le fez. Autant, dirait-on aujourd’hui, de « signes ostentatoires » d’appartenance identitaire arabo-musulmane.
Les laïcs français, conduits par l’antenne locale de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), s’étaient mis en tête de les « émanciper » en incitant les femmes à sortir sans voile. Bourguiba, encore jeune avocat et militant nationaliste, s’y était opposé. « Avons-nous intérêt à hâter, sans ménager les transitions, la
disparition de nos murs, de nos coutumes, bonnes ou mauvaises, et de tous ces petits riens qui forment par leur ensemble, quoi qu’on dise, notre personnalité ? Ma réponse,
étant donné les circonstances toutes spéciales dans lesquelles nous vivons [la volonté d’affirmer une personnalité tunisienne dans un contexte de lutte de libération nationale], est catégorique : non », écrit-il, en 1929, dans le journal L’Étendard tunisien. Pour Bourguiba, « le jour où la femme tunisienne, en sortant sans voile, n’éprouvera plus cette impression étrange qui est comme le cri de révolte de son atavisme inconscient, ce jour-là, le voile disparaîtra de lui-même sans danger, car ce dont il était le symbole aura disparu. Mais pour le moment, nous n’en sommes pas là. »
Il en a été de même pour la chéchia en 1933. Dans le journal L’Action tunisienne, qu’il venait de fonder, Bourguiba signalait que certains professeurs et quelques surveillants
du lycée Alaoui, à Tunis, avaient la phobie de la chéchia dans les classes et obligeaient les élèves musulmans à se découvrir. Les plus récalcitrants étaient frappés impitoyablement. Et Bourguiba de se révolter : « Cette manie de vouloir uniformiser des
groupes humains radicalement hétérogènes, ayant chacun ses murs, ses coutumes et ses traditions propres, constitue une atteinte à notre dignité. [] C’est avec de pareils coups d’épingles qui froissent inutilement et bêtement, c’est avec des brimades aussi
absurdes qu’on détourne cette jeunesse de la France et qu’on s’aliène à jamais le cur de ces enfants. »
Chez les musulmans et les Tunisiens, expliquait alors Bourguiba, le fait de se découvrir la tête, loin d’être un signe de respect ou d’humilité, est considéré comme un acte irrévérencieux et discourtois. « Or c’est juste le contraire en Occident », constatait-il.
Réaction qui peut paraître surprenante de la part d’un homme dont la réputation de moderniste est aujourd’hui bien assise et que certains Occidentaux présentent, un peu trop
vite, comme un laïc de la trempe d’Atatürk. En fait, Bourguiba, dès le lendemain de l’indépendance, en 1956, ne porta plus le fez qu’il affectionnait et mena une campagne
pour faire tomber le voile qu’il qualifiait cette fois d’ « épouvantable chiffon ». Le problème de l’identité ne se posant plus, arrive l’heure de la réforme et de la modernité. Que des femmes d’un certain âge continuent à porter le voile, passe encore, mais que des parents l’imposent à des jeunes filles pour aller à l’école, non. « Nous
voyons même des fonctionnaires se rendre à leur travail affublées de cet épouvantable chiffon, disait Bourguiba en 1957. Nous ne cessons de répéter qu’il est abandonné en pays musulman et n’a rien à voir avec la religion. » « Je vous en prie. Allégez ce pénible
fardeau ! Ce n’est plus de mise. Le visage de la femme a plutôt besoin de prendre un contact avec l’air pur. La femme doit pouvoir respirer et vivre », plaida-t-il, en 1960, devant des femmes venues l’écouter dans le village de Ras Jebel.
L’homme d’État, qui a osé, pour la première fois dans le monde arabe, lancer une action d’émancipation des femmes, est alors écouté. Dès 1966, c’est plutôt aux excès vestimentaires féminins qu’il est obligé de s’attaquer. Il dénonce alors les femmes vêtues de minijupes et exposant leurs époux « à la risée générale » et qui, elles-mêmes,
« ne peuvent échapper à une certaine honte en exhibant leurs cuisses ».

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