Ménage à trois
Convaincus que l’Union a d’autant plus besoin d’un noyau dur d’États puissants qu’elle va bientôt s’élargir à vingt-cinq pays, Londres, Paris et Berlin ont décidé de former un « directoire ». Une alliance qui a le don d’en irriter certains.
Ils étaient deux. Les voilà trois. Longtemps dominée par le couple franco-allemand, l’Europe voit maintenant se former un triumvirat : Londres-Paris-Berlin. Cette nouveauté est une surprise. Car le Royaume-Uni, dont l’entrée dans la Communauté européenne fut
toujours refusée par le général de Gaulle, qui le jugeait trop atlantiste, y fait encore souvent cavalier seul. En dépit des efforts du Premier ministre britannique Tony Blair, il se refuse à adopter l’euro ; il reste traditionnellement proche des États-Unis au point d’épouser, en politique étrangère, la totalité de leurs thèses ; il voit dans l’Union européenne davantage une zone de libre-échange qu’une construction politique.
Il n’empêche. Au fil des mois, les rencontres entre Tony Blair, le président Jacques Chirac et le chancelier Gerhard Schröder sont devenues des sommets (trois ont eu lieu jusqu’à maintenant) avec des ordres du jour précis. Des décisions y sont prises, souvent importantes, comme la création, en février, d’une force militaire de réaction européenne, principalement destinée à intervenir, dans l’urgence, en Afrique. Enfin les thèmes évoqués, telles l’impulsion à donner aux réformes économiques ou la relance du processus institutionnel européen, volontairement actuels et concrets, sont de ceux qui constituent la préoccupation majeure des Européens.
Cette alliance a le don d’irriter les autres membres de l’Union. Devant ce « ménage à trois », l’Italien Berlusconi a, par exemple, parlé de « gâchis », et le Portugal s’est montré encore plus virulent. « Il n’est pas bon, a-t-il dit, que trois ou quatre pays fassent leur cuisine ensemble et servent les plats aux autres pour qu’ils les mangent. »
Mais pourquoi et comment en est-on arrivé là ? La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont convaincus que l’Europe a d’autant plus besoin de « pionniers » qu’elle s’élargit : vingt-cinq pays vont bientôt la composer. Nombre de questions exigent donc des coopérations précises et des décisions rapides. La lourdeur du dispositif européen ne permettra pas toujours de parvenir au consensus. Aussi, pour aller de l’avant et ne pas laisser le Vieux Continent s’engluer dans des querelles de procédures néfastes, un « noyau dur » de pays puissants et résolus est nécessaire. Si l’idée d’un « directoire » est récusée par les trois capitales afin de ne pas froisser les susceptibilités, il s’agit pourtant bien de cela. France, Allemagne et Royaume-Uni entendent assurer leur leadership. Pour beaucoup de leurs responsables, c’est d’autant plus nécessaire qu’aucun des Trois n’est parvenu à affirmer son influence à l’occasion de la guerre en Irak : Schröder n’a pas pu empêcher le conflit ; Blair ne s’est pas imposé comme le leader européen du soutien à l’Amérique ; Chirac n’est pas parvenu à rallier tous les Européens à sa position antiaméricaine.
Pour se faire entendre, les Trois ont évidemment l’argument de leur poids. Ne serait-ce que démographique. Au 1er janvier dernier, ils regroupaient 201,959 millions d’habitants, soit une large majorité dans la communauté européenne, qui compte 380,759 millions de personnes. De même, à eux seuls, ils produisent plus de la moitié des richesses de l’Union. En dépit de ces atouts, il ne faut pas pour autant parler d’un ensemble identique. Au-delà des différences politiques (l’Allemagne et le Royaume-Uni sont dirigés par des sociaux-démocrates, la France par des conservateurs), de fortes disparités économiques existent entre eux. Au vu des chiffres les plus récents, le Royaume-Uni fait la course en tête, la France et l’Allemagne obtenant des performances voisines. Quelques statistiques en témoignent. Exprimé en dollars et portant sur l’année 2002, le Produit intérieur brut (PIB) par habitant était de 25 120 pour le premier, de 22 730 et de 23 560 pour les deux autres. La croissance en 2003 ? Plus 2,3 % au Royaume-Uni, + 0,2 % en France et – 0,1 % en Allemagne. Celle envisagée en 2004 ? Respectivement + 2,7 %, + 1 %, + 1,2 %. Quant au chômage, s’il a connu un réel recul en France et en Allemagne au cours de 1999, 2000 et 2001, il tend à repartir à la hausse dans les deux pays. Les îles britanniques, elles, voient le leur continuer de baisser : cette année, il devrait être de 4,9 % de la population active, alors que les prévisions françaises et allemandes tablent sur 9,8 % et 9,1 %.
C’est dire que la reprise, d’ailleurs assez molle en Europe par rapport aux autres zones du monde, le Japon excepté, n’est pas équivalente au sein des trois nations. Français et Allemands, dont la consommation a baissé ces deux dernières années, ont de la difficulté à retrouver le moral, tandis que les Britanniques continuent sur une lancée de plus de dix ans. En 2003, leur croissance a même été la plus forte de celles enregistrées depuis trois ans. Pourquoi cette disparité ? L’Allemagne paie sans doute encore le prix de sa réunification et, comme la France, reste marquée par une importante dégradation de ses finances publiques. Mais la plupart des économistes considèrent que ces difficultés tiennent surtout au fait que les deux pays n’ont pas encore réalisé de véritables réformes de structures. Au contraire de Londres, qui tirerait son dynamisme des choix de Margaret Thatcher, libéralisant l’économie à marche forcée et entraînant, à l’époque, une situation sociale des plus rude.
En quoi le Royaume-Uni, longtemps isolé, est-il indispensable aux deux autres ? D’abord, comme la France, il possède un outil militaire important et de qualité. Ce qui l’autorise à jouer un rôle dirigeant dans une Europe soucieuse de peser sur les affaires du monde et de se faire politiquement entendre. Ensuite, sa position diplomatique lui permet d’arrondir les angles avec les Américains. Aussi, si une Europe de la défense parvient à se constituer, elle ne pourra se mettre en place qu’avec la participation des Britanniques, ceux-ci se chargeant de calmer les inquiétudes de Washington et d’obtenir son consentement. Enfin, Londres peut assurer de meilleures relations avec certains pays de l’Europe de l’Est sous influence américaine et refroidis, lors de la guerre de l’Irak, par l’attitude franco-allemande, particulièrement celle de Paris. D’autant que le « directoire des Grands » ne peut fonctionner qu’avec l’accord tacite des « Petits ». Pour le moment, ces derniers ne cachent guère leurs réticences devant l’arrogance des premiers.
Aujourd’hui, pour l’Europe et le monde, toute la question est de savoir si les retrouvailles entre Londres, Paris et Berlin ne sont que de circonstance. Ou si une entente solide et durable peut être trouvée entre un Royaume-Uni d’essence libérale et atlantiste, et une France et une Allemagne, ces symboles de la « vieille Europe », habituées à coopérer et à diriger l’Union depuis plus de cinquante ans. Mais, après tout, la politique est toujours affaire de circonstances.
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