L’évangile selon Gibson

Jugé ultraviolent et antisémite, « La Passion du Christ » déchaîne les polémiques… et bat tous les records au box-office. Rarement une opération de relations publiques aura été aussi bien menée.

Publié le 8 mars 2004 Lecture : 11 minutes.

Mel Gibson a toutes les raisons d’être satisfait. Il y a un an, quand on a commencé à parler de La Passion du Christ, le film qu’il entendait tourner sur les douze dernières heures de la vie de Jésus, tout le monde lui prédisait des jours difficiles. Le budget du long-métrage, 25 millions de dollars, paraissait énorme et donc difficile à amortir. En particulier pour un tel sujet, dont le scénario ne risquait guère de surprendre les spectateurs puisque l’auteur déclarait vouloir reproduire sur l’écran ce que les Évangiles racontent sur la mise à mort du Christ. De plus, alors même qu’aucune polémique ne venait encore perturber la mise en oeuvre du projet, la difficulté du cinéaste à trouver un distributeur aux États-Unis, pour obtenir comme il est d’usage dans l’industrie du cinéma des avances sur recettes, paraissait de mauvais augure pour le sort de l’oeuvre à laquelle le héros de Mad Max devenu réalisateur se disait déjà tellement attaché.
Aujourd’hui, une semaine après la sortie le mercredi 25 février de La Passion du Christ en salle (il sortira en France, pour Pâques, distribué par Tarek Ben Ammar), ces prédictions d’antan font sourire. Les dépenses de production de ce film tourné fin 2003 en Italie, à Matera pour les extérieurs et à Cinecitta pour les scènes en studio, ont été plus que couvertes au bout de trois jours par les seuls bénéfices sur les entrées dans les 4 000 salles il a été projeté aux États-Unis. En l’espace de cinq jours, week-end compris, il aura rapporté 117 millions de dollars, près de cinq fois son coût et plus que les neuf autres principaux films à l’affiche cette semaine-là. Plus impressionnant encore : c’est presque la moitié, déjà, des recettes sur un an aux États-Unis d’un phénomène du box-office comme Matrix Reloaded et pas loin du double de celles du troisième volet du Seigneur des Anneaux, qui vient de triompher aux oscars, lors de sa première semaine d’exploitation il y a deux mois. Un record historique pour un long-métrage de ce genre. Surtout dans la mesure où il n’a profité d’aucun lancement promotionnel classique à grand renfort de publicités ou de reportages plus ou moins sollicités dans les pages cinéma des journaux spécialisés ou de la presse grand public.
On a pourtant toutes les raisons de se demander si l’énorme polémique qui a précédé la sortie du film et a d’évidence provoqué l’intérêt extraordinaire qui a accompagné son arrivée sur les écrans ne relevait pas d’une gigantesque opération de marketing. Que La Passion du Christ dont la sortie était prévue, il y a moins d’un mois encore, dans 1 500 salles au maximum aux États-Unis ait finalement bénéficié d’une combinaison « hollywoodienne » de 4 000 écrans le 25 février prouve que cette sortie a été bien préparée. En jouant notamment, on va le voir, sur les deux principales raisons qui pouvaient provoquer l’engouement préalable pour un tel film : d’abord l’attrait du scandale à partir du moment où le long-métrage était accusé de stigmatiser les Juifs comme déicides, ensuite la volonté de beaucoup de soutenir une oeuvre supposée militer pour la cause chrétienne au profit de la mouvance du catholicisme intégriste et surtout de celle, beaucoup plus importante, des Églises évangéliques américaines (50 millions d’adeptes). Ces dernières sont certes protestantes, mais elles ne peuvent qu’encourager ce « retour au christianisme » que dit vouloir promouvoir Mel Gibson et que la plupart des conservateurs soutiennent de toutes leurs forces dans l’Amérique de George Bush.
De fait, pour un film supposé ne pas avoir été « lancé » et a priori « difficile » – les personnages parlent en araméen et en latin, deux langues mortes, et ne sont pas doublés, ce qui est très rare aux États-Unis où l’on estime que le sous-titrage décourage le public -, on a rarement vu opération de relations publiques mieux menée. Au point d’inciter on ne peut plus efficacement le public à se précipiter. D’un côté, on a entretenu le suspense dès qu’il est apparu que, en raison même de la personnalité de Mel Gibson et des controverses que son engagement religieux suscitait, le film, qu’on a décidé de programmer – pas par hasard – le mercredi des Cendres, était très attendu. Rien de mieux pour cela que de refuser de présenter la copie finale dans des festivals ou d’organiser des projections préalables pour les professionnels. Surtout quand on laisse filtrer suffisamment d’informations quand même pour que certains « privilégiés » qui ont pu voir le long-métrage annoncent depuis plusieurs semaines que le film fera événement pour de « bonnes » raisons – une oeuvre atypique et forte – ou de très mauvaises – les interrogations sur un film potentiellement antisémite ou en tout cas à coup sûr antijudaïque, puisque les catholiques intégristes comme Mel Gibson refusent en général le récent mea-culpa de l’Église catholique sur la thèse des Juifs déicides. D’un autre côté, Icon Productions, la société du cinéaste qui a financé La Passion du Christ et gère son exploitation, a organisé de façon très réfléchie le succès des premiers jours en contactant des cercles religieux présélectionnés et en leur demandant explicitement de soutenir ce film qu’ils ne pouvaient trouver que « religieusement correct ». Le slogan employé par ceux qui ont approché les églises américaines – 10 000 représentants de paroisses ont eu droit à une projection spéciale pendant les deux semaines avant la sortie – était simpliste mais efficace : « La meilleure opportunité pour toucher les fidèles depuis deux mille ans ».
Résultat : avec un budget direct de promotion non pas proche de 0 dollar comme on l’a dit mais du moins très faible, on a réussi à prévendre des dizaines, voire des centaines de milliers de tickets d’entrée et à susciter un bouche à oreille favorable – aller voir le film devenait l’équivalent de faire une bonne action – avant toute projection publique. Les journaux se sont fait l’écho de l’initiative d’un baptiste du Texas qui a acheté et distribué gratuitement « à l’aveugle », soit sans voir le film, 6 000 tickets d’un coup pour que la « bonne parole » soit répandue au plus vite dans sa région. Au-delà de cet acte individuel, les groupes de chrétiens organisés ont fait de même partout à l’échelle du pays.
De là à en conclure qu’on a assisté avant tout à une opération de marketing et à un « coup » médiatique bien menés, il y a un pas qu’on aurait tort de franchir. Cela empêcherait de comprendre pourquoi ce qui est devenu l’« affaire Mel Gibson » a pris tant d’ampleur et quels en sont les enjeux. Car l’événement cinématographique de ce début d’année a un véritable auteur, qui veut à l’évidence transmettre un message. Et les attaques dont le contenu du film a fait l’objet, avant sa sortie et depuis lors après avoir enfin été vu par le public et les critiques présents aux États-Unis, ne sont pas sans fondement ni sans intérêt.
On peut remarquer d’abord que les reproches faits au film au lendemain de sa sortie n’étaient pas toujours les mêmes qu’auparavant. Certes, devant quelques salles à New York ou ailleurs, des Juifs en tenue de déporté sont venus protester contre la façon dont, disent-ils, le réalisateur encourage l’antisémitisme par son interprétation des Évangiles. Ce point focalisait jusque-là tout l’intérêt : Newsweek consacrait encore sa une le 16 février à « Qui a tué Jésus ? ». Et on peut comprendre qu’il ait attiré l’attention des organisations juives américaines : les persécutions dont les Juifs ont été l’objet depuis des siècles dans le monde chrétien et en particulier en Europe ont très souvent été « justifiées » plus ou moins hypocritement par cette accusation contre « le peuple déicide » proférée au moins indirectement par les Évangiles (Mathieu, plus particulièrement) et les épitres de Paul et qui n’a que récemment fait l’objet d’une rétractation solennelle de l’Église catholique lors du concile Vatican II, puis par la voix du pape. Cet aspect du scénario de La Passion du Christ, pourtant, ne présente pas un intérêt historique démesuré puisque les faits rapportés sur l’écran semblent sous-estimer la responsabilité des Romains dans la Passion. Car il ne s’agit pas d’un documentaire, même sous forme de reconstitution. Ce n’est donc pas cette querelle sur l’antisémitisme qui a fait l’objet de la plupart des réactions des spectateurs ou des critiques une fois la projection terminée.
Le principal aspect du film qui a suscité presque tous les commentaires avait trait plutôt à la violence hyperréaliste des scènes représentées. À tel point qu’on a pu lire dans la presse, dans la continuité des réactions des « hommes de la rue » interrogés à la sortie des salles, des appréciations d’un radicalisme peu commun. « Un film d’horreur », assure le New York Times. « Un voyage de mort écoeurant, une succession de traîtrises, de coups, de sang et de douleur », écrit le New Yorker, ajoutant : « Pendant deux heures, nous avons regardé un grand et bel homme se faire torturer à mort. » D’autres vont beaucoup plus loin. « Un long-métrage quasi pornographique », nous dit le Washington Post. Car, explicite le Los Angeles Times, « le problème avec la violence du film n’est pas tant le fait qu’elle soit difficile à supporter, c’est que son intensité sadique efface tout le reste ».
Le fait que Mel Gibson ait mis l’accent sur la violence ne pose pas qu’une question de style de mise en scène et de parti pris esthétique. D’abord parce qu’il s’agit, au-delà des scènes historiques décrites qui ne renvoient certes pas à des événements pacifiques, d’une vision de la religion très particulière. Choisir de commencer un film qui prétend servir la foi chrétienne par l’apparition d’un ver sortant d’une narine de Satan et le terminer sur le corps transpercé de Jésus après avoir montré dans l’intervalle un long et douloureux passage à tabac suivi de tortures et d’une crucifixion dont aucun détail n’est épargné au spectateur n’est pas particulièrement homogène avec une ambition de promouvoir une « religion d’amour » ! « Un film qui pourrait inspirer plus de cauchemars que de piété », commente le critique de Newsweek.
Cette violence, qui, même si c’est à un niveau extrême, est bien dans la lignée d’une tradition du cinéma américain contemporain, est en effet déjà peu conforme au message chrétien « classique ». Mais elle conduit à oublier toute la dimension spirituelle qu’est supposée véhiculer cette Passion rapportée par les Évangiles et qui a pour issue nécessaire la Résurrection, à peine évoquée par le film. Le choix de la violence renforce ainsi celui, manifeste, de figer le spectateur dans l’émotion – de nombreux ralentis y contribuent, semble-t-il – en l’empêchant de se distancier de ce qu’il voit et de réfléchir au sens profond de l’histoire qu’on lui raconte – ou plutôt, dans ce cas, qu’on lui inflige. Ce qui peut renforcer ou promouvoir une « foi du charbonnier », comme on dit, mais pas amener à se poser des questions et inciter à « croire » par la voie du doute ou du cheminement personnel exigeant.
Il va de soi que tout cela ne relève pas du hasard. Mel Gibson, en pleine dépression après avoir pourtant connu à nouveau un grand succès comme acteur avec la série des Arme fatale 1, 2 et 3, a retrouvé il y a une douzaine d’années, à l’âge de 36 ans, le chemin de la religion catholique sur le versant intégriste avec une telle intensité qu’il a estimé nécessaire de faire construire près de chez lui à Los Angeles une église, qui lui est revenue à 2,8 millions de dollars. C’est après avoir relu les Évangiles qu’il en a conclu que, selon ses propres termes, « la douleur est le précurseur du changement ». Au-delà de toute préoccupation de marketing, il a donc bien fait un film dans le droit fil de sa nouvelle expérience religieuse extrême et il n’est guère étonnant qu’il se soit inspiré de sources très particulières pour se documenter sur la Passion du Christ (voir encadré). D’autant plus que, même s’il s’est en partie désolidarisé de son père, qui semble, lui, clairement antisémite, il est issu d’une famille pratiquant la religion au sein d’une secte dite « traditionaliste » très radicale qui rejette les innovations « libérales » du concile Vatican II et qu’il a rejoint en retournant à la foi de son enfance, donc du type « charbonnier ». Ses supporteurs qui ont assuré le lancement du film ne s’y sont pas trompés puisque, comme on l’a vu, ils partagent une même approche fondamentaliste de la religion chrétienne.
Est-ce le lot de tous les films qui évoquent la vie de Jésus de susciter la polémique en terre chrétienne ? On a pu l’écrire ici ou là à propos du catholicisme en évoquant les deux précédents de La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese ou de L’Évangile selon saint Mathieu de Pier Paolo Pasolini. C’est une exagération. Si le premier film a fait scandale à la fin des années 1980, c’est parce que des catholiques intégristes – dans un rôle inverse de celui qu’ils jouent aujourd’hui avec Mel Gibson – n’ont pas supporté ce portrait d’un fils de Dieu doté de tous les attributs humains, y compris le désir sexuel. Au point d’entreprendre de brûler la salle parisienne – le bien nommé cinéma Saint-Michel – qui l’avait programmé et qui avait refusé de céder aux menaces. Quant au second, c’est probablement la personnalité sulfureuse de son auteur – communiste et homosexuel – qui a déplu à ses détracteurs. Mais nombreux sont les hommes d’Église qui le considèrent au contraire aujourd’hui comme la meilleure adaptation des Évangiles à l’écran. Et les autres longs-métrages sur le sujet, du Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli aux innombrables productions hollywoodiennes faisant apparaître le Christ, n’ont recueilli que des louanges dans les cercles religieux car ils se voulaient « orthodoxes » à tous points de vue, souvent dans un style « saint-sulpicien ». Certes les religions, toutes les religions, vigilantes jusqu’à l’excès face au risque de blasphème, ne pratiquent pas toujours volontiers la tolérance, en particulier en matière artistique, comme l’expérience le prouve. Mais quand il y a scandale, il est bien rare qu’on ne trouve pas au premier rang des acteurs concernés à un titre ou à un autre des croyants fondamentalistes. Hier comme aujourd’hui.

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