Les liaisons dangereuses de Dick Cheney

Halliburton, le groupe dirigé naguère par le vice-président américain, est soupçonné d’avoir versé des pots-de-vin dans le cadre de la construction d’un complexe gazier. À Paris, Washington et Abuja, la justice enquête.

Publié le 8 mars 2004 Lecture : 4 minutes.

Verra-t-on un jour le vice-président des États-Unis mis en cause par la justice française ? Le 8 octobre 2003, à Paris, une information a été ouverte pour « corruption
d’agent public étranger » et « abus de biens sociaux » contre plusieurs sociétés, au premier rang desquelles l’américaine Kellog Brown & Root (KBR), principale filiale
d’Halliburton, le groupe pétrolier texan que Dick Cheney dirigea de 1995 à 2000, et la française Technip-Coflexip. L’affaire concerne le versement de commissions occultes dans le cadre d’un projet de construction d’un complexe gazier au Nigeria, au temps du dictateur Sani Abacha. C’est le juge Renaud Van Ruymbeke, l’incommode magistrat de l’affaire Elf, qui a été chargé de l’instruction.
La procédure se fonde sur la convention adoptée en 1997 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour lutter contre la corruption internationale. C’est la première fois qu’elle est utilisée par la justice française. Après enquête approfondie, notre confrère Le Figaro apporte sur toute cette affaire des éléments troublants.
Au début des années 1990, les autorités nigérianes décident de construire à Bonny Island, dans la partie orientale du delta du Niger, une unité de liquéfaction du gaz naturel – l’une des plus importantes au monde. Coût du projet : 6 milliards de dollars. Le maître de l’ouvrage est Nigeria Liquified Natural Gas, un consortium regroupant la Compagnie nationale des pétroles du Nigeria (49 %), l’anglonéerlandaise Royal Dutch-Shell (25,6 %), la française TotalFinaElf (15 %) et l’italienne Agip. Les travaux de construction – qui ne sont toujours pas achevés – sont confiés à un joint-venture baptisé TSKJ, sigle constitué de l’initiale des noms de ses quatre actionnaires : Technip, Snamprogetti (Italie), KBR et JGC Corporation (Japon). Mais ce montage financier ne doit pas faire illusion : les vrais patrons de l’opération sont KBR pour la construction du complexe et Shell pour l’exploitation du gaz.
En 1994, une filiale de TSKJ baptisée LNG Servicos est créée à Madère, possession portugaise en plein Atlantique qui présente l’appréciable avantage d’ignorer l’impôt sur les sociétés. 25 % de son capital est détenu par Technip, 25 % par Snamprogetti Netherlands BV et 50 % par MW Kellog Ltd, une société britannique contrôlée par KBR (55,1 %) et JGC (44,9 %). En présence d’un montage aussi complexe, il est tentant de se poser la question : qu’est-ce que tout cela cache ? Officiellement chargée du « suivi administratif du dossier », LNG, qui est présidée par William Chaudan, l’un des principaux dirigeants de KBR, pourrait, selon les enquêteurs, avoir joué le rôle d’une caisse noire.
Entre 1995 et 2002, LNG conclut, à l’instigation de KBR mais contre l’avis de Snamprogetti, une série de contrats d’« assistance commerciale » avec Tri Star, une société domiciliée à Gibraltar appartenant à l’avocat fiscaliste Jeffrey Tesler (55 ans), du cabinet londonien Kaye, Tesler and Co. Le montant total de ces transactions s’élève à 180 millions de dollars. En 1995, une partie de cette somme (60 millions) a semble-t-il été déposée sur plusieurs comptes ouverts auprès de l’Union bancaire privée (UBP), à Genève, puis transférée dans d’autres établissements helvétiques ainsi que dans l’agence de la banque britannique HSBC à Monaco, où 25 millions de dollars auraient déjà été repérés. Des commissions rogatoires ont été lancées par le juge Van Ruymbeke. Ses collègues suisses et monégasques devraient prochainement lui communiquer les résultats de leurs recherches.
Affairiste de haut vol, Tesler fut l’avocat du dictateur nigérian défunt et, selon certains, le gestionnaire de son immense fortune à l’étranger. Ses relations avec la famille Abacha, furieuse de ne pouvoir récupérer les fonds placés en Suisse, au Royaume-Uni et ailleurs, sont notoirement exécrables. Il serait également proche d’Olusegun Obasanjo, l’actuel chef de l’État. Le Figaro le juge, aujourd’hui encore, « incontournable pour l’obtention de marchés au Nigeria, notamment dans le BTP ». Il travaille parallèlement pour Kellog depuis plus de vingt ans, avant donc le rachat de la société par Halliburton et sa fusion avec Brown & Root. C’est l’interface parfaite, même si, selon notre confrère, il n’aurait joué dans l’affaire de Bonny Island que le second rôle, dans l’ombre d’un mystérieux financier suisse.
Nullement convaincus de la réalité des prestations de Tri Star, les enquêteurs français envisagent sérieusement l’hypothèse selon laquelle les 180 millions envolés pourraient avoir servi à rémunérer illégalement des responsables nigérians, mais aussi, sous forme de rétrocommissions, à financer certains hommes et groupes politiques américains.
Reste à savoir jusqu’où ira l’enquête en cours. La France n’ayant ratifié qu’en 2000 la convention de l’OCDE, tous les délits antérieurs se trouvent théoriquement exclus de la procédure. Seul le contrat conclu en 2002 entre LNG Servicos et Tri Star pourrait donc, le cas échéant, faire l’objet de poursuites. Or, à cette date, Cheney avait quitté la présidence d’Halliburton pour la Maison Blanche. Le parquet de Paris n’écarte pas l’hypothèse de sa mise en cause, mais, de leur côté, les autorités françaises paraissent actuellement peu désireuses d’en découdre avec les Américains. À suivre.
Parallèlement, l’affaire vient de rebondir aux États-Unis. Au mois de janvier, le département de la Justice, que dirige le très conservateur John Ashcroft, et la Securities and Exchange Commission (SEC), l’organisme de contrôle des marchés financiers américains, ont à leur tour ouvert des enquêtes sur les activités de KBR au Nigeria. Début février, les autorités d’Abuja ont fait de même.
En d’autres temps, on aurait pu nourrir quelques doutes quant à l’issue de ces procédures, mais Halliburton est actuellement en pleine tourmente politico-judiciaire. Le Pentagone l’accuse notamment d’avoir surfacturé ses opérations de ravitaillement des troupes américaines en Irak et au Koweït et lui réclame 27,4 millions de dollars. Une campagne est par ailleurs en cours visant à écarter l’encombrant Dick Cheney du « ticket » républicain pour la prochaine présidentielle, en novembre. Dans ce contexte, tout devient possible.

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