Faute de « respiration démocratique »

Publié le 8 mars 2004 Lecture : 5 minutes.

L’affaire haïtienne, qui n’est pas terminée, est significative des relations Nord-Sud et pleine d’enseignements pour les pays qui ont le malheur d’être pauvres et mal gouvernés.
Francis Kpatindé, Valérie Thorin et Christophe Boisbouvier décrivent, en pp. 18-23, comment s’est organisée la destitution du président Jean-Bertrand Aristide, expliquent le contexte national, régional et historique de l’affaire.

Haïti est un tout petit pays de 7,5 millions d’habitants, très pauvre : le plus pauvre des Caraïbes et de toute l’Amérique latine, un des plus pauvres au monde. Le revenu annuel par habitant y est de 400 dollars, et il baisse au lieu d’augmenter.
Si Haïti est aussi pauvre, ce n’est pas seulement par manque de ressources. C’est surtout parce qu’il a été, tout au long de ses deux siècles d’indépendance, mal gouverné : ses 46 chefs d’État ont tous été des dictateurs et 29 d’entre eux ont été soit assassinés, soit renversés.
Celui qui vient d’être écarté a connu une présidence mouvementée : élu une première fois en 1990, renversé en 1991, réinstallé en 1994 par… le président américain Bill Clinton (Opération « Restore Democracy » !), il a été, de nouveau, démocratiquement élu en 2000.
On le dit psychopathe. Mais même s’il avait été sain d’esprit, comment aurait-il pu bien gouverner avec autant de secousses ?

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Quoi qu’il en soit, les conditions de sa chute ont suscité une controverse internationale qui ne s’apaisera pas de si tôt.
Le dimanche 29 février à l’aube, un diplomate et des soldats américains lui ont fermement demandé de leur remettre sa lettre de démission et l’ont embarqué dans un avion affrété par les États-Unis, où il a dû poireauter une douzaine d’heures pendant que le département d’État s’employait à lui trouver un pays d’asile.
Après avoir essuyé plusieurs refus, Colin Powell et son homologue français Dominique de Villepin ont fini, avec l’aide du président Bongo, par convaincre le gouvernement de Centrafrique de le recevoir.
Dès qu’il a pu s’exprimer, le président déchu a affirmé : « On m’a forcé à partir ; il s’agit d’un « coup d’État moderne » », laissant entendre que George W. Bush a ainsi annulé ce que son prédécesseur, Bill Clinton, avait fait.
Tombés en pleine campagne électorale, ces propos ont rencontré un écho aux États-Unis, chez les démocrates et au sein du « Black Caucus », qui ont accusé Bush d’avoir « facilité le renversement d’Aristide » et même « d’avoir participé à un coup d’État contre un président élu ».

Le challenger électoral de Bush, John Kerry, a dit plus sobrement : « [Bush] est en retard, comme d’habitude », soulignant le côté tardif (et improvisé) de l’intervention franco-américaine.
Improvisée, l’opération l’était vraiment : surpris par la crise, occupés par d’autres affaires plus importantes, Powell et Villepin ont d’abord pensé qu’Aristide pouvait terminer son mandat et n’ont changé d’avis que lorsqu’ils ont compris que l’insurrection n’était pas près d’être contenue.
Ils ont alors envoyé des troupes en catastrophe, fait partir Aristide pour éviter un bain de sang et demandé à l’ONU de légitimer leur action… après coup.

La meilleure analyse que j’aie lue de cette affaire est celle de David Malone, Canadien, président de l’International Peace Academy :
« La communauté internationale a beaucoup investi en Haïti dans les années 1994-1997. Mais les « amis d’Haïti » auraient dû comprendre qu’un effort de consolidation de la paix doit durer plus que trois ou quatre ans. […]
« L’opposition non violente ne s’est pas non plus comportée de façon très responsable. Elle manque de cohésion et risque d’être très éprouvée dans les semaines à venir. Aussi bien dans la recherche de solutions que dans ses relations avec les rebelles. […]
« La crise a pris les Occidentaux au dépourvu… et l’on peut dire qu’ils ont trahi leur engagement à l’égard de la démocratie en Haïti et ailleurs, en encourageant le départ d’un président élu.
« La gesticulation politique de Paris et de Washington ne s’appuyait pas sur une réelle volonté d’intervenir militairement pour mettre en oeuvre une stratégie à long terme pour le pays. […]
« Aristide n’a pas été le pire président haïtien ni le plus corrompu, et il a été l’un des rares à être démocratiquement élu. »

La situation exposée ci-dessus appelle, à mon sens, trois observations :
1. Jadis, les dictateurs renversés trouvaient aisément refuge (avec leurs millions volés) dans le pays de leur choix : on pouvait les voir se pavaner sur la Côte d’Azur ou en Floride. Souvenez-vous de Farouk, roi d’Égypte, ou de Jean-Claude Duvalier, un des prédécesseurs d’Aristide, reçus en France avec les honneurs.
Mais, peu à peu, les choses sont devenues plus difficiles pour les autocrates déchus ; le shah d’Iran, Amin Dada, Mengistu… ont eu plus de mal à trouver un pays d’accueil (voir p. 23 le panorama historique esquissé par Dominique Mataillet).
Aujourd’hui, ni la France, ni les États-Unis, ni aucun autre pays riche n’accepte de s’encombrer de tels hôtes : traités comme des « déchets toxiques », ils ne sont acceptés, non sans grincements de dents, que par le gouvernement d’un petit pays qui pense trouver son compte en « monnayant » leur « droit d’asile ».

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2. Il faut bien constater que les États-Unis ne font pas mieux sur leur continent que les pays européens – France, Royaume-Uni, Espagne et Belgique – dans cette Afrique dont ils furent les métropoles.
Que la riche Amérique laisse, à quelques centaines de kilomètres de ses côtes, dans les Caraïbes et en Amérique centrale, tant d’îlots d’analphabétisme et de misère, foyers d’instabilité, est à la fois incompréhensible et difficile à justifier.

3. Dans beaucoup trop de pays de l’ex-Tiers Monde, parce qu’ils sont « démocratiquement élus », des présidents pensent disposer d’une licence de mauvaise gouvernance. Retranchés dans la fonction, étrangers au concept de l’alternance, ils se croient inamovibles et ne pensent qu’au renouvellement de leur mandat sans se soucier de savoir si cela est l’intérêt de leur pays.
En Afrique, hormis dans huit pays (sur 53) – Sénégal, Mali, Bénin, Cap-Vert, Kenya, Ghana, Botswana et Maurice -, l’alternance n’a pas rempli son rôle de « respiration démocratique » au cours des quinze dernières années. C’est malsain.
Plus malsaine encore est la situation de ce « Grand Moyen-Orient » dont les Américains ont décidé de s’occuper. Qu’on soit en monarchie ou en république, « l’alternance » n’a droit de cité dans cette partie du monde qu’au terme de vingt ou trente ans. Et s’opère… de père en fils.
Résultat : les peuples étouffent, comme en Haïti.
Et se révolteront un jour, comme viennent de le faire les Haïtiens.
Les gendarmes étrangers se croiront alors autorisés à intervenir ou obligés de le faire.

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