De Port-au-Prince à Bangui

Publié le 9 mars 2004 Lecture : 5 minutes.

Port-au-Prince, dimanche 29 février, 6 h 30 du matin. Quand Jean-Bertrand Aristide monte dans un Boeing 757 de l’armée américaine, personne ne sait encore dans quel pays il sera accueilli. Depuis la veille, Américains et Français cherchent fébrilement un point de chute… En vain.
La course contre la montre commence samedi 28 dans l’après-midi. Par un communiqué publié à Washington, le département d’État appelle le chef de l’État haïtien à « examiner soigneusement sa position, accepter ses responsabilités et agir au mieux des intérêts du peuple d’Haïti ». En clair, trois jours après Jacques Chirac, George Bush lâche Jean-Bertrand Aristide. Celui-ci téléphone alors à l’ambassadeur américain à Port-au-Prince. Il lui demande si, en cas de démission, il bénéficiera d’une protection. Aussitôt, le secrétaire d’État Colin Powell prend les choses en main. Il doit trouver un pays d’accueil au plus vite. Contactée, l’Afrique du Sud demande un temps de réflexion. Certes, deux mois plus tôt, le président Thabo Mbeki a été le seul chef d’État présent aux cérémonies du bicentenaire de l’indépendance haïtienne. Mais les Sud-Africains vont renouveler leur Parlement le 14 avril prochain. En pleine campagne électorale, le Congrès national africain (ANC) n’a nullement envie de recevoir un « cadeau » aussi encombrant. Le Maroc est également sollicité. Comme il l’a montré en 1997 à l’égard de Mobutu Sese Seko, le royaume a une tradition d’hospitalité. Mais, dans la soirée, le couperet tombe : « Le royaume du Maroc n’a pas l’intention de répondre favorablement à toute demande éventuelle d’asile politique du président Aristide. »
C’est alors que la France entre en action. Depuis trois semaines, Colin Powell et son homologue français Dominique de Villepin sont en contact permanent sur la crise haïtienne. Objectif de Paris : rétablir des relations privilégiées avec Washington, un an après la rupture sur l’Irak. L’Américain demande au Français – qui est en déplacement à Tokyo – si un pays ami serait disponible. Le Gabon vient tout de suite à l’esprit. Le doyen des chefs d’État d’Afrique centrale est l’homme de confiance par excellence. Celui qu’on appelle en priorité en cas d’urgence.
Omar Bongo Ondimba voit tout de suite le parti qu’il peut tirer de la situation. Depuis six mois, il est en délicatesse avec George Bush. En septembre dernier, il lui a fait savoir, via son ministre Jean Ping et l’ambassadeur des États-Unis à Libreville, qu’il n’était pas dupe des pressions américaines sur le Fonds monétaire international pour que celui-ci retarde la signature d’un accord avec son pays. L’occasion d’une réconciliation est trop belle. Toutefois, le chef de l’État gabonais est soucieux de son image. Il ne tient pas à accueillir chez lui le président déchu d’Haïti. Le prétexte est tout trouvé : « Un certain nombre d’Haïtiens vivent à Libreville. La sécurité de M. Aristide pourrait être menacée. » Alors il sous-traite. Un instant, il pense au Congo-Brazzaville, mais très vite son choix s’arrête sur la République centrafricaine. Pour ce pays financièrement exsangue, Aristide pourrait être une aubaine…
Omar Bongo Ondimba tente donc de joindre par téléphone son homologue centrafricain. Mais ce n’est pas si simple. François Bozizé est en week-end dans sa ferme, près des chutes de Boali, à 80 km de Bangui – le seul endroit où le général échappe au rythme infernal des audiences. La nuit passe. Tout le monde s’impatiente. Finalement, dimanche à 11 heures, le président gabonais parvient à avoir le chef de l’État centrafricain sur un téléphone satellitaire. Le général Bozizé écoute attentivement, et finit par dire « oui, mais ». Comme dit l’un de ses proches, « on ne répond jamais au doyen par un non abrupt ». Mais il ne s’agit pas seulement d’un « oui, mais » de politesse entre Bantous.
François Bozizé est réellement intéressé par la proposition Bongo. Simplement, en homme d’expérience, il veut se couvrir de plusieurs côtés. Depuis sa ferme de Boali, il prend donc le soin de consulter par téléphone le président du Conseil national de transition Nicolas Tiangaye. En tant qu’avocat fondateur de la Ligue centrafricaine des droits de l’homme, celui-ci n’est pas du tout enthousiaste à l’idée d’accueillir un dictateur déchu. François Bozizé lui assure que le président errant ne restera à Bangui que quelques jours, sur la route de l’Afrique du Sud. Reste à convaincre Abel Goumba, vice-président et surtout figure morale du pays aux yeux de nombre de ses compatriotes. Le président centrafricain suggère à son homologue gabonais de l’appeler lui-même. Sans doute sera-t-il plus persuasif… De fait, Abel Goumba se rend assez vite aux arguments d’Omar Bongo Ondimba sur les avantages financiers que peut en tirer son pays.
Dimanche, en début d’après-midi, François Bozizé donne donc son accord formel. Il était temps. L’avion de Jean-Bertrand Aristide était en l’air depuis plusieurs heures. À Paris et à Washington, c’est le soulagement. Dominique de Villepin appelle le président centrafricain pour le remercier et lui annoncer un coup de fil de Colin Powell. La conversation entre le Centrafricain et l’Américain est bien entendu chaleureuse, et en anglais, car François Bozizé a eu le temps d’apprendre la langue de Shakespeare pendant ses longues années d’exil en Europe et en Afrique de l’Ouest.
Lundi 1er mars à l’aube, le Boeing blanc frappé d’un drapeau américain se pose enfin sur l’aéroport de Bangui-Mpoko. Digne, droit comme un i, Jean-Bertrand Aristide descend la passerelle accompagné de son épouse, de son beau-frère et de deux gardes du corps. Les soixante-six autres occupants de l’avion, tous américains, descendent se dégourdir les jambes quelques minutes et redécollent, aussitôt le plein de carburant terminé. Le président déchu est conduit dans l’un des appartements réservés aux hôtes de marque, dans l’enceinte du Palais présidentiel. Deux jours plus tard, le 3 mars, François Bozizé lui rend visite dans son appartement. Il lui tend la main et lui dit en sango : « Zo Kwé Zo », « tout homme est homme » – une manière de lui signifier qu’il le respecte, même destitué.
Combien de temps restera Jean-Bertrand Aristide au bord du fleuve Oubangui ? « Sans doute deux mois », dit-on dans les milieux autorisés. Le temps que les élections soient terminées en Afrique du Sud. D’ici là, les Centrafricains lui demandent de ne plus faire de déclaration polémique et de ne plus accuser les Américains de l’avoir « enlevé ». Pour Bangui, en effet, il est hors de question de froisser Washington à l’heure de la contrepartie financière. L’État centrafricain est en cessation de paiements. Depuis novembre dernier, la plupart des fonctionnaires n’ont reçu aucun salaire. Tout le monde espère que Washington poussera le FMI à signer un accord avec les autorités centrafricaines. « Si les Américains peuvent nous aider à payer trois mois de salaires de fonctionnaires, nous serons ravis », résume un membre de l’entourage de François Bozizé. La paye des fonctionnaires vaut bien un dictateur déchu.

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