Un gai luron

Le penseur lucide dénonçait le luxe qui corrompt la civilisation. L’homme, riche et sensuel, y a vécu jusqu’au cou, sans mesure.

Publié le 8 janvier 2007 Lecture : 4 minutes.

Ibn Khaldoun : un génie universel, tout le monde le sait, tout le monde l’admet. Mais que sait-on de l’homme, de son milieu, de ses amis, de ses goûts, bref de sa vie privée, intime ? Peu de chose. C’est ce peu de chose que nous voudrions explorer, faire connaître au grand public, et lui entrouvrir son arrière-boutique, pour que le génie ne soit pas un mythe, et, à l’occasion du sixième centenaire de sa mort, reprenne vie et quelques couleurs.
Dans sa vie publique, l’homme avait tous les traits de l’aristocrate de son temps, et il en était fier. Lui qui avait dénoncé la fiction de la pureté du sang était fier de son sang yéménite. Mais il n’était pas moins fier de son ascendance sévillane, comme étaient fiers de leur origine andalouse tous les émigrés d’Espagne vers le Maghreb à mesure que la Reconquista avançait. « Cette maison (bayt) qui est la nôtre est originaire de Séville. » Telle est la première ligne par laquelle Ibn Khaldoun, non sans fierté, commence son Taarîf, son autobiographie publique.
Séville laissa, en effet, dans l’imaginaire musulman le souvenir d’avoir été un paradis, la ville des poètes, de la musique, des danses, du chant, de la gaieté et de la joie de vivre. Elle nous est décrite comme la Venise de son époque. Ses habitants aimaient les promenades en barque sur le Guadalquivir, la nuit à la lumière des bougies, accompagnés de musiciens, de chanteurs et surtout de jawâri, de belles et jeunes esclaves chanteuses.
Elle était la ville des amours permises et interdites, hétérosexuelles et homosexuelles, décrites, avec réalisme et brio, par Ibn Hazm (994-1064) dans son Tawq al-Hamâma (« Le Collier de la colombe »). Des amours qui étaient – bien sûr ! -, tout comme aujourd’hui, surtout l’apanage de la haute société à laquelle appartenait Ibn Khaldoun, une société qui avait oublié les vertus guerrières des ancêtres et qui ne pensait plus qu’à jouir de la vie avec licence et insouciance.
Telle est la contradiction humaine. Le penseur lucide dénonçait le taraf, « l’excès de luxe » qui corrompt la civilisation. L’homme, riche et sensuel, y a vécu jusqu’au cou, sans mesure. Le seul à nous en avoir laissé un cliché pris sur le vif est son ami Ibn al-Khatîb (1313-1374), d’une vingtaine d’années son aîné, le vizir grenadin des Nasrides, le « fin lettré » (adîb) qui a laissé son nom à son siècle, auteur d’une immense « Histoire de Grenade », Al-Ihâta, et qui, accusé de libertinage, fut sommairement étranglé dans un cachot, enterré, déterré et livré aux flammes.
Ibn Khaldoun, jusqu’à sa mort au Caire, lui vouera un véritable culte. Les deux hommes partageaient en effet les mêmes goûts, le même culte pour la beauté des mots bien ciselés, pour l’art qui n’est plus que pur art, une sorte de peinture surréaliste qui n’a plus aucun sens autre que la musique qui s’en dégage. Ibn al-Khatîb était insurpassable dans cet art, et Ibn Khaldoun, qui s’y essayait en vain, avait pour lui une admiration qui allait jusqu’à la fascination.
Dans sa vie publique, Ibn al-Khatîb le décrit ainsi : « Il est un homme noble, de caractère agréable, de grande vertu, brillant d’allure, de rang éminent, d’apparence réservée, d’origine glorieuse, grave d’aspect, d’une tenue qui lui était particulière, de grande dignité, ne supportant aucune offense, difficile à se laisser mener, de cur intrépide, ambitieux d’accéder aux cimes du pouvoir, cherchant les honneurs, avancé dans les sciences rationnelles et traditionnelles, doué de beaucoup de qualités, méthodique dans ses recherches, d’une grande mémoire, judicieux dans ses conceptions, d’une belle écriture, imposant le respect, généreux, fidèle dans ses amitiés, largement coopératif, respectant le protocole, toujours soucieux de l’étiquette du haut lignage, l’une des gloires du Maghreb.1 »
Dans sa vie intime, il était un gai luron. Venant du Maroc, il débarqua à Grenade le 19 décembre 1362. Il avait à peine la trentaine. La cour entière alla à sa rencontre. À peine installé, il acquit une jeune jâriya, une « vierge », une brune originaire du pays des Francs, nous précise-t-on. Son nom arabe, Hind, est une indication qu’il s’agissait d’une muwallada, littéralement une « renaissante » en milieu arabe, une sorte de geisha ayant reçu une éducation raffinée littéraire et musicale, et, vendue à prix d’or, destinée à la très haute société de l’époque.
Au matin, Ibn al-Khatîb fit remettre à son jeune ami une lettre, qui heureusement nous a été entièrement conservée, parce que jugée comme un joyau littéraire digne de figurer dans une anthologie2. Bikr est « vierge » ; bakra est « virginité ». Le cheikh Abou Bakra est le « chevalier de la virginité ». La lettre, une cascade de jeux de mots scabreux et de métaphores nues, un scintillement d’assonances et de rimes qui se croisent et s’entrechoquent, une musique tour à tour douce et héroïque, où prose d’art et courts poèmes s’embrassent et s’entrelacent, nous décrit, dans des termes crus qu’aucune traduction ne peut rendre, les aventures nocturnes du chevalier de la virginité.
Hind polie, lissée et parfumée, sort du hammam. Alors la bataille commence. Le chevalier, par monts et vallées, parcourant les anticlinaux et les synclinaux, donne l’attaque. Enfin, entre deux monticules, une brèche se présente. C’est le moment décisif. S’il pourfend alors la châtelaine d’amour blessée, il l’entendra lui murmurer :

Pleine d’excuse, Seigneur, je suis !
De t’avoir tant de mal donné,
Pour mon sang faire couler.

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Au Caire, Ibn Khaldoun n’avait pas changé. Il scandalisa par ses promenades en barque sur le Nil. Pour un vieux cadi, ce n’était pas indiqué.

1 Maqqarî, Nafh al-Tib, Beyrouth, 1968, vol. 6, p. 172.
2 Op. cit., p. 174-180.

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