Révolution industrielle

Longtemps, New Delhi s’est concentré sur son économie intérieure et a mis l’accent sur les services. Mais les choses sont en train de changer.

Publié le 8 janvier 2007 Lecture : 9 minutes.

Le décollage économique de l’Inde ne repose plus seulement sur les centres d’appels téléphoniques et la programmation informatique. Pendant des décennies, l’Inde a emprunté une voie vers le développement très différente de celle du Japon, de la Corée du Sud et de la Chine. Alors que ses rivaux asiatiques misaient sur l’industrie manufacturière et les exportations, l’Inde s’est concentrée sur son économie intérieure et a progressé plus lentement en mettant l’accent sur les services. Mais tout cela est en train de changer.
La croissance annuelle de l’Inde dans la production manufacturière, de l’ordre de 9 % et plus, est sur le point de rattraper celle des services, à 10 %. Les exportations de biens manufacturés vers les États-Unis augmentent plus vite en termes de pourcentage que celles de la Chine, bien que partant d’une base beaucoup plus modeste. En 2006, plus des deux tiers des investissements étrangers sont allés à l’industrie manufacturière, pas aux services. « Dire que nous sommes un back-office et que la Chine est une usine est tout simplement inexact », déclare Kamal Nath, ministre du Commerce et de l’Industrie.
D’interviews réalisées dans dix-huit usines indiennes et dans plusieurs entreprises du pays, il ressort l’image d’un pays dont l’activité industrielle progresse à un rythme beaucoup plus rapide qu’on ne l’imaginait. L’une des principales raisons pour lesquelles l’Inde est en train de devenir la prochaine grande puissance industrielle est que bon nombre de chefs d’entreprises de dimensions mondiales voient déjà se profiler en Chine des problèmes démographiques. Du fait de la « politique de l’enfant unique », la taille des familles n’a cessé de se réduire depuis les années 1980, de sorte que les réserves de main-d’uvre industrielle jeune ne peuvent que diminuer. La population de l’Inde ne dépassera pas celle de la Chine avant 2030. Mais l’Inde aura davantage de travailleurs âgés de 20 à 24 ans en 2013. L’Organisation internationale du travail en prévoit 116 millions dans cette fourchette d’âge en 2020, contre 94 millions en Chine.
Les jeunes Indiens représenteront également un marché en expansion dans les années à venir, et le savoir-faire technique et la maîtrise de l’anglais des meilleurs d’entre eux leur permettront d’être compétitifs dans un grand nombre de secteurs industriels. C’est pourquoi, bien qu’il reste difficile de travailler en Inde, plusieurs multinationales y ont fait, en 2006, de gros investissements, pour profiter de cette dynamique générale, de General Motors à Motorola et à l’aciériste sud-coréen Posco. Et tous trouvent la main-d’uvre dont ils ont besoin. Quand le géant de l’électroménager LG a cherché à recruter du personnel pour ses 458 chaînes de montage à un salaire de départ de 90 dollars par mois, il a exigé de chaque candidat quinze années d’études, soit un cycle secondaire complet plus une formation technique. Comme l’entreprise voulait une main-d’uvre jeune, elle a décidé de limiter à 1 % le nombre des ouvriers qui avaient déjà occupé un emploi. Elle a quand même trouvé 55 000 jeunes satisfaisant à ces critères. En revanche, certaines villes de la province de Guangdong, au sud-est de la Chine, ont augmenté le salaire mensuel minimal de 18 %, de 70 à 100 dollars par mois, parce que des usines avaient signalé qu’il leur manquait un million de salariés.
Il reste, cependant, de très nombreux obstacles, en raison notamment de la faiblesse de l’infrastructure. La Chine investit 7 dollars dans les routes, les ports, l’électricité et les autres bases d’une économie moderne pour chaque dollar dépensé par l’Inde – et cela se voit, même à Bangalore, le centre de l’industrie de programmation informatique. Une corruption généralisée fait obstacle aux efforts déployés pour régler les problèmes. La législation du travail, qui n’a guère évolué depuis l’indépendance, en 1947, continue à décourager les entreprises d’engager du personnel parce qu’il est difficile de licencier, même en cas de ralentissement de l’activité. On sent partout, cependant, un nouvel optimisme, parfois excessif. « Je pense que l’Inde dépassera la Chine très rapidement », dit S.S. Pathania, directeur général adjoint de l’usine métallurgique Hero Honda de Gurgaon. Le complexe du groupe indien Essar, à Hazira, est déjà impressionnant : un port pour importer du minerai de fer, une centrale électrique au gaz naturel et une aciérie. Mais il est en plein développement. Un tel dynamisme, en particulier dans l’industrie métallurgique, mais aussi dans le secteur des pièces détachées d’automobiles et d’appareils ménagers, a longtemps fait défaut à l’Inde. La production industrielle ne représente que le cinquième de son activité économique, au lieu des deux cinquièmes en Chine.
Jusqu’à une date récente, la loi interdisait aux sociétés employant plus de cent personnes d’entrer en compétition dans de nombreux secteurs. L’objectif était de protéger dans les villages les petites entreprises où travaillaient des femmes et des minorités. Les importations devaient également payer des droits de douane élevés. Conséquence : des centaines de milliers de sociétés étaient trop petites pour être compétitives. Le gouvernement a décidé de ramener à 326 le nombre des catégories protégées et de baisser les droits de douane. La Confédération des industries indiennes a également encouragé les entreprises à adopter les dernières techniques de fabrication allégées des Japonais. L’inconvénient est que le boom industriel, qui s’appuie sur des produits de meilleure qualité fabriqués dans des conditions plus modernes qu’en Chine, risque de ne pas créer tous les emplois dont l’Inde aurait besoin. L’usine Whirlpool de Pune utilise des machines, pas du personnel, pour assembler la coque en acier des réfrigérateurs. Sa productivité par ouvrier est l’une des plus élevées de toutes les usines Whirlpool, avec une production de 33 000 réfrigérateurs par mois pour 208 monteurs.
La législation du travail décourage toujours la flexibilité. Elle interdit aux entreprises d’accorder aux ouvriers plus de 54 heures supplémentaires sur trois mois, même s’ils veulent se faire plus d’argent. Elle exige une double rémunération et un nombre égal de jours de congé pour rattraper les heures supplémentaires. « Les entreprises y regardent à deux fois, ou à dix, avant d’engager du nouveau personnel », dit Sunil Kant Munjal, le président du Hero Group, l’un des tout premiers fabricants mondiaux de deux-roues à bon marché.
Hero, à Gurgaon, dans la banlieue sud de New Delhi, et son grand concurrent, le Lifan Group de Chongqing, en Chine, produisent le même type d’engins, mais la ressemblance s’arrête là. Hero travaille essentiellement pour le marché indien, protégé de la concurrence étrangère par des droits de douane élevés, alors que Lifan mise sur l’exportation. Mal ventilées, les usines Lifan sont pleines des gaz d’échappement des moteurs diesel testés par les ouvriers. Dans la cour, d’autres essaient les vélos en zigzaguant à toute vitesse entre leurs collègues. L’usine Hero de Gurgaon, dans laquelle Honda a une participation minoritaire, est beaucoup mieux aérée, et l’on y observe les normes de sécurité. L’usine Lifan paie moins de 100 dollars par mois. L’usine Hero, qui est fortement syndicalisée, paie 150 dollars par mois, plus des primes qui peuvent porter le total à 370 dollars par mois. Près de la moitié des ouvriers touchent le maximum. Le personnel de Lifan, lui, ne lève pas le petit doigt. En Chine, les organisateurs de syndicats indépendants risquent de lourdes peines de prison, ou pis. Les salariés de Hero ont organisé, en 2005, un mouvement non violent pour demander que davantage d’ouvriers temporaires aient eux aussi droit aux primes. Ils ont obtenu gain de cause.
Pour que cette révolution industrielle aille jusqu’au bout de ses possibilités, la grande question est de savoir si l’Inde aura assez de routes, de ports et de centrales pour gérer d’énormes quantités de produits manufacturés et pour faire tourner les usines qui les fabriquent. Même un grand port comme celui de Nhava Sheva, près de Mumbay (Bombay), le plus actif d’Inde – et il n’y en a pas beaucoup de cette dimension – n’arrive pas à faire face à la demande. Des tracteurs John Deere attendent déjà jusqu’à quatre jours avant d’être chargés sur un bateau. Il en va de même à Madras, qu’on appelle aussi Chennai. Une meilleure infrastructure est indispensable parce que les industriels – du textile à la construction automobile – achètent de plus en plus de produits de base à des fournisseurs lointains. Les faire livrer à temps exige des moyens de transport fiables. Ainsi, le groupe Li & Fung, basé à Hong Kong, achète des articles fabriqués dans toute l’Asie pour les revendre à des détaillants et à des grossistes d’Amérique et d’Europe. À Nhava Sheva comme ailleurs, il y a des projets d’agrandissement. Mais il faudra des années.
La Chine a eu, elle aussi, des problèmes de capacité. Un bond de la production a bloqué, au début de 2004, les ports de cargaison en vrac. Des navires ont attendu jusqu’à quatre semaines pour décharger du minerai de fer, au prix de 100 000 dollars par jour pour les aciéries chinoises qui les avaient affrétés. L’inflation a quintuplé en un an, pour atteindre 5,3 % avec les retards pris dans les ports, sur les routes, dans les gares et ailleurs, qui faisaient s’envoler les frais des entreprises. Mais la réaction de la Chine a été rapide et efficace. Le rythme d’investissement dans les ports a triplé dans les six mois. Des équipes se sont relayées vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour installer de nouvelles grues et allonger les quais.
L’Inde s’efforce de construire des routes carrossables. La Chine est sillonnée d’autoroutes à quatre voies, qui rivalisent avec celles de l’Occident et réduisent considérablement les coûts de transport. Mais l’Inde n’a pas encore relié ses quatre plus grandes villes par des voies de communication modernes. Ces derniers temps, cependant, les routes et les ports indiens ont fait des progrès. Il y a quatre ans, Sona Koyo Steering Systems, un fabricant de pièces détachées automobiles, devait assumer les frais financiers importants pour garder disponibles un mois de stock au cas où les livraisons seraient retardées. À présent, son usine de Gurgaon fait six livraisons par jour à une usine d’assemblage de Maruti, distante de 13 kilomètres. Il faut plus d’une heure pour faire le trajet, à cause des bouchons, mais les livraisons sont faites.
L’Inde commence aussi à guérir de ses pannes de courant chroniques. Les coupures sont désormais rares dans beaucoup de villes du Centre et du Sud. Les coûts de main-d’uvre sont souvent moins élevés dans le Centre et le Sud, parce que les syndicats sont plus faibles. Les insuffisances énergétiques restent un grave problème dans le Nord, où se trouve l’usine Sona Koyo Steering Systems. Elle n’est alimentée en électricité par le réseau national que de sept à huit heures par jour. Elle travaille donc avec trois énormes groupes électrogènes marchant au diesel, qui reviennent quatre fois plus cher que le courant électrique dont disposent les Américains. Même lorsque l’énergie est fournie par le réseau national, les utilisateurs industriels paient le double de ce qu’ils paieraient aux États-Unis, parce que, en Inde, ils subventionnent lourdement les usagers privés et les agriculteurs, à qui le courant électrique est facturé moins cher qu’il ne coûte. La conséquence, en particulier dans le Nord, est que beaucoup d’entreprises travaillent avec des fournisseurs et des clients de proximité, et évitent entièrement les ports.
Quelles que soient les difficultés que connaît encore l’Inde, beaucoup d’experts estiment qu’elle a de bonnes chances d’atteindre l’objectif ambitieux que s’est fixé le gouvernement : un taux de croissance annuelle de 8 % à 9 % dans les cinq prochaines années. « L’Inde fait des progrès, et elle en fait avec une infrastructure minimale, déclare Narhari Rao, l’économiste le plus écouté de l’Asian Development Bank. Avec l’infrastructure de qualité qui est en train de se mettre en place, atteindre le taux de croissance que veut le gouvernement ne devrait pas être un problème. »

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