Moderne avant les modernes

Si le savant maghrébin a abordé l’histoire et l’économie aussi bien que les sciences de l’éducation, l’analyse des structures sociales et politiques de l’Afrique du Nord médiévale est au cur de sa réflexion.

Publié le 8 janvier 2007 Lecture : 10 minutes.

La pensée d’Ibn Khaldoun est aujourd’hui saluée comme celle d’un précurseur. Précurseur de la sociologie moderne, cinq siècles avant Karl Marx, Auguste Comte, Alexis de Tocqueville ou Émile Durkheim. Précurseur de l’économie politique classique des Adam Smith ou David Ricardo, puisqu’il fut un des premiers à avoir l’intuition que le travail était le fondement du profit. Précurseur aussi – le fait est moins connu – des sciences de l’éducation, auxquelles il a consacré de longs développements. Sa Muqaddima, ou « Introduction au discours sur l’histoire universelle », est cependant d’abord une pénétrante analyse des structures sociales et politiques de l’Afrique du Nord médiévale. Ce texte, qu’il a remanié pratiquement jusqu’à sa mort, a été rédigé en cinq mois, en 1377, alors qu’il s’était retiré dans la citadelle des Béni Salama, dans l’Oranais. La majeure partie du reste de ses écrits s’est perdue. Mais quelques copies d’époque, intactes, de la Muqaddima sont, heureusement, parvenues jusqu’à nous.
Un manuscrit conservé à Istanbul, annoté de sa main et daté de 1402, quelques années seulement avant sa mort, fait autorité et a servi de base aux traductions et rééditions modernes. Car, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, Ibn Khaldoun n’a pas fait école. Les cours qu’il dispensait aux étudiants dans les enceintes des mosquées de Tunis et du Caire drainaient des foules de curieux qui buvaient ses paroles. Mais le savant ne s’est pas trouvé de disciples pour explorer les pistes de recherche qui auraient pu ouvrir de brillantes perspectives à la science historique arabe. Ses travaux révolutionnaires sont peu à peu tombés dans l’oubli. Il a fallu attendre 1749 pour que l’uvre majeure d’Ibn Khaldoun soit traduite en turc, par le cheikh El-Islam Pîrî-Zade Mehmed Effendi. Et 1858 pour qu’elle connaisse sa première édition en arabe, au Caire. Cinq ans plus tard, en 1863, paraissait la première traduction française, réalisée par William Mac-Guckin de Slane. Viendront ensuite celle de Vincent Monteil (1967), et la dernière et la plus complète à ce jour, celle d’Abdesselam Cheddadi, sortie dans La Pléiade.
C’est certainement dans la méthode, qu’il n’est pas abusif de qualifier de scientifique, que résident l’originalité et la modernité d’Ibn Khaldoun. Lui-même, qui souligne, dès les premiers chapitres de sa Muqaddima, la vanité des travaux des historiens qui l’ont précédé, ne s’y trompait pas : « Leurs recherches allient étroitement l’erreur à la légèreté []. Leur présentation des dynasties et des événements passés est aussi creuse qu’un fourreau sans lame, et leur science inconsistante puisqu’on ne peut distinguer le vrai du faux. » Le pragmatisme khaldounien marque une rupture épistémologique essentielle : auparavant, c’était l’isnad, la chaîne des garants, qui permettait d’authentifier les faits historiques. La qualité des garants, dont la chaîne, ininterrompue, devait remonter jusqu’aux premiers âges de l’islam, l’emportait sur le souci de vraisemblance, de logique, de conformité à la réalité empirique.
Même s’il faut toujours se méfier des étiquettes, l’historien Ibn Khaldoun est à ranger dans la même catégorie que les mu’tazilites ou qu’Ibn Rochd (Averroès) : celle des rationalistes musulmans. C’est un auteur pessimiste, habité par le sentiment de la décadence de la civilisation berbéro-andalouse. Il la sait sur le déclin, et sait aussi que ce déclin sera impossible à enrayer. Originaire d’une famille arabe d’ascendance yéménite, chassée d’Espagne par la Reconquista catholique et ayant trouvé refuge en Ifriqiya (l’actuelle Tunisie), il est fasciné par le pouvoir. Il conseille les princes, complote, se frotte à la politique et s’y brûle les ailes. Ses échecs répétés l’ont amené à réfléchir et méditer sur les causes de l’instabilité des royaumes et des structures étatiques en pays berbère, et fait naître sa théorie de la asabiyya – « l’esprit de clan tribal » -, à l’origine à la fois de l’émergence et de la décadence accélérée des royaumes nord-africains. L’instabilité politique et le morcellement, consubstantiels au Maghreb médiéval, ont été analysés par Ibn Khaldoun comme le corollaire du farouche esprit d’indépendance manifesté, depuis l’Antiquité carthaginoise et romaine (révoltes de Massinissa et Jugurtha), par les tribus autochtones de l’Afrique du Nord.
Les innombrables tribus rivales du Maghreb sont capables de s’unir momentanément pour résister à la domination étrangère et, parfois, pour se mettre au service d’un bâtisseur d’empire et se lancer à la conquête de territoires convoités. Souvent, les tribus sont fédérées par des étrangers, entrés en dissidence religieuse et politique. Les exemples abondent : Ibn Rostem, imam d’origine persane né à Kairouan et fondateur du royaume kharijite (ibadite) de Tahert, une oasis du Sud algérien (787-911) ; le mahdi Obayd Allah, un chiite ismaélien originaire de Syrie, fondateur de la ville de Mahdia, au début du Xe siècle, et d’une dynastie, les Fatimides, qui allait créer Le Caire et régner sur l’Égypte entre 970 et 1171.
En général, les alliances tactiques conclues entre tribus s’effondrent peu après la victoire contre les forces étrangères. Il arrive cependant que de grands royaumes parviennent à se constituer. Mais, explique Ibn Khaldoun, leur durée de vie excède rarement trois générations. Une tribu plus vigoureuse que la tribu régnante viendra contester l’autorité centrale avant de s’emparer du pouvoir. L’Empire almoravide de Youssef Ibn Tachfîn, fondateur de Marrakech, en 1061, et artisan de la reconquête de l’Espagne andalouse, a connu son apogée à la toute fin du Xe siècle, avant de s’effondrer trois décennies plus tard sous les coups de boutoir des Almohades. Ces derniers, un groupe de Berbères marocains fédérés autour des figures du mahdi Ibn Tumert et du calife Abd el-Mou’min, se rendent maîtres de l’Espagne et unifient brièvement le Maghreb après une campagne victorieuse en Ifriqiya, en 1159-1160. Mais leur empire commence à se disloquer peu après et cesse pratiquement d’exister comme ensemble politique homogène au lendemain de la cinglante défaite de Las Navas de Tolosa, en juillet 1212, face aux Espagnols.
Le maintien, au sein des groupes nomades, d’une structure sociale très égalitaire empêchant l’émergence d’une véritable aristocratie et, par voie de conséquence, la naissance d’un système d’alliances politiques sur le mode des rapports de vassaux à suzerain, est une des causes très finement analysée par Ibn Khaldoun de la précarité des grands ensembles étatiques maghrébins. Cette fragmentation constitue une anomalie à l’échelle de l’espace arabo-musulman. En effet, rien de pareil ne s’observe au Machrek, en Égypte ou même en Andalousie. L’Irak et la Syrie, pays de vieille civilisation sédentaire, ont été pacifiés immédiatement après la conquête arabe du VIIe siècle. Ce sont des régions, écrit Ibn Khaldoun, « où l’esprit de corps et de tribu n’existe pas. On peut y fonder un empire facilement ; le souverain est toujours sans inquiétude parce que les soulèvements et les révoltes sont très rares. Cet empire n’a pas besoin de s’appuyer sur une foule de partisans animés d’un même esprit de corps [] ».
Le Maghreb fait donc exception. Phénomène tribal et instabilité politique ont partie liée. Mais par quels processus au juste ? À ce stade de l’analyse, il convient de s’arrêter plus longuement sur le concept d’asabiyya. Il peut se comprendre, en première approximation, comme « l’esprit de corps », ou « l’esprit de clan tribal », propre aux populations nomades, et qui est le ciment de leur cohésion. Qui s’attaque à un membre du clan s’attaque au clan tout entier. Divaguant sur des territoires « sans maîtres », les nomades ne comptent que sur eux-mêmes pour se protéger. Ce sont des hommes frustes mais libres, braves, pénétrés du sens de l’honneur. Logiquement, ils refusent de payer le tribut à l’État (l’impôt), qui, pour eux, est la marque de la servitude. Ils ne se reconnaissent pas dans l’État centralisé, une structure totalement étrangère à leur univers géographique et mental. Ils sont naturellement enclins à la rébellion.
Le caractère des sédentaires, et plus particulièrement celui des habitants des villes, est tout l’inverse. Habitués à un certain luxe, ayant abandonné les activités guerrières pour s’adonner au commerce ou à l’artisanat, ils s’en remettent à l’État et à ses soldats pour leur protection, et rétribuent ce service en s’acquittant de l’impôt. À l’abri derrière les remparts de la Médina, ils n’aspirent qu’à l’ordre et à la tranquillité. Les villes ont été formées, à l’origine, de membres de tribus. Mais une fois fixés, les anciens nomades ont « perdu leurs instincts ». Leur asabiyya s’est étiolée avant de disparaître complètement.
Ibn Khaldoun, contrairement à une présentation grossière et biaisée qui est parfois donnée de ses écrits, n’oppose pas bédouins et sédentaires pour dévaloriser les seconds au profit des premiers, parés des vertus du courage et de la force. Car « la richesse des nations » est étroitement liée à celle des villes, qui sont les véritables foyers de la civilisation. C’est dans les villes que s’épanouissent les arts, les techniques, et que naît l’essor économique. Une division du travail plus poussée y autorise l’apparition d’un surplus, sur lequel le gouverneur ou le roi ponctionnera sa dîme pour alimenter son train de vie et entretenir ses armées.
La spécificité de l’Afrique du Nord réside dans la cohabitation, au sein d’un même espace, des types d’organisation sociale que sont le nomadisme et la sédentarité, une combinaison qui ne se retrouve ni en Mésopotamie, ni en Égypte ou en Andalousie, où l’élément sédentaire prédomine. Au Maghreb, les États, précaires, sont faits et défaits par les tribus. Mais toutes les tribus ne sont pas créatrices d’empire. La plupart sont pillardes, insoumises, querelleuses, et Ibn Khaldoun les compare volontiers à des sauterelles. À l’instar des Hilaliens, elles ne créent rien, mais détruisent, saccagent, et leur asabiyya est facteur de désordre. La asabiyya se mue en force politique créatrice lorsque s’opère la rencontre, et la fusion, à l’instigation d’un chef charismatique, d’un projet tribal, d’un projet politique et d’un projet religieux.
Les Arabes bédouins sont une espèce de pâte, de ciment avec lequel on fait des empires, car ils ont en eux la puissance, mais l’inspiration religieuse est la condition indispensable pour que cette puissance exprime son caractère positif. Le Prophète de l’islam, qui était, faut-il le rappeler, à la fois un chef politique et un chef religieux, s’est appuyé sur la asabiyya de sa tribu des Quraïchites pour fonder son empire, l’Empire musulman. Les fondateurs d’empires maghrébins, l’Almoravide Youssef Ibn Tachfîn, l’Almohade Ibn Tumert ou le Mérinide Abd el-Haqq, avaient eux aussi en commun d’être des politiques doublés de prédicateurs.
La puissance du nouvel État équivaut à celle de la asabiyya de la tribu gouvernante. Mais sa puissance ne dure pas. La solidarité entre les membres ne tarde pas à se déliter. La confiscation du pouvoir et des richesses par la famille du souverain est un processus inéluctable. Ce faisant, le monarque se coupe de sa base. Ses parents et anciens alliés se détournent de lui. Les mercenaires qu’il a enrôlés pour faire contrepoids le ruinent. La pression fiscale devient insupportable, freine l’essor économique, engendre révoltes et dissidences. Finalement, au bout de trois générations, l’État s’affaisse, et le pouvoir est à ramasser comme un fruit mûr. Une nouvelle tribu, surgie des profondeurs de la steppe, mue par une asabiyya plus vigoureuse, s’impose sur la scène de l’Histoire. Le cycle khaldounien est un éternel recommencement.
La marginalisation du Maghreb, dont Ibn Khaldoun avait saisi les prémices et les ressorts, s’est poursuivie tout au long des XVe et XVIe siècles. Livrée aux convoitises chrétiennes et à l’appétit des puissances espagnole et portugaise, la région finit par perdre son indépendance. Les corsaires turcs s’y installent pour faire refluer les Européens. En 1587, Tripoli, Tunis et Alger deviennent des régences de l’Empire ottoman. Le Maghreb se soustrait à l’influence des tribus, mais l’instabilité politique demeure. Ce sont désormais les milices des janissaires qui font la pluie et le beau temps, notamment à Alger. Complots, coups d’État, révolutions de palais et massacres jalonnent ces siècles obscurs.
Au XIXe siècle et au début du XXe, les Européens reviennent : c’est la colonisation. Le schéma khaldounien se répète une dernière fois : les Français (et les Espagnols dans le Rif marocain) se heurtent alors aux tribus, qui tentent de faire obstacle à leur pénétration. L’émir Abd el-Kader en Algérie et Abd el-Krim el-Khattabi dans le Rif marocain prennent la tête de puissantes confédérations et sont à deux doigts de faire échec aux visées impérialistes. Le traumatisme colonial marque une profonde rupture. Les structures économiques et sociales sont bouleversées ; l’État moderne est greffé, de force ; de nouvelles élites indigènes émergent. Nourries au biberon de la philosophie des Lumières, elles inventent le nationalisme, idéologie qui surpasse, en puissance de mobilisation, la vieille asabiyya khaldounienne. Le Maghreb sort, enfin, de la préhistoire tribale

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