Le rapport qui accuse
L’Inspection générale des finances dénonce un certain nombre d’irrégularités dont se serait rendu coupable Brown & Root-Condor, un joint-venture algéro-américain travaillant pour Sonatrach et le ministère de la Défense.
C’est une sale affaire qui éclabousse deux institutions parmi les plus prestigieuses du pays : Sonatrach et le ministère de la Défense. Entre 2001 et 2005, l’une et l’autre ont en effet conclu avec une entreprise mixte algéro-américaine de faramineux contrats qui sont aujourd’hui au cur du scandale.
Le capital de Brown & Root-Condor (BRC) – c’est le nom de ladite entreprise – est détenu conjointement par Sonatrach (51 %) et par Kellogg Brown & Root (49 %), le leader mondial des services pétroliers, lui-même filiale du géant américain Halliburton. De 1995 à 2000, ce dernier fut dirigé par le vice-président américain Dick Cheney. De l’Irak au Nigeria, il se trouve aujourd’hui mis en cause dans une série d’affaires dont la clarté n’est pas la caractéristique principale.
Tout commence il y a un peu moins d’un an. Le 4 février 2006, le Premier ministre Ahmed Ouyahia charge l’Inspection générale des finances (IGF) d’enquêter sur les marchés conclus par Sonatrach et le ministère de la Défense avec BRC. Huit jours plus tard, deux brigades d’inspecteurs se mettent au travail. Au mois de juillet, l’IGF remet ses conclusions aux autorités. Elles sont accablantes.
Le rapport, dont Jeune Afrique a pu se procurer un exemplaire, met en évidence une série d’irrégularités dont le Trésor public est la principale victime : violation du code des marchés publics, recours systématique à la sous-traitance au détriment des deux clients algériens, surcoûts, détournements de contingents de franchises fiscales, achat de mobilier et d’équipements coûteux auprès de fournisseurs étrangers Ces pratiques n’ont sans doute rien d’exceptionnel dans ce type de transaction, mais elles n’en sont pas moins délictueuses.
Au total, quarante et un marchés de gré à gré ont été conclus avec BRC, pour un montant total de 185,7 milliards de dinars (2,1 milliards d’euros). Vingt-sept l’ont été par Sonatrach et quatorze par le ministère de la Défense. Pour l’heure, l’enquête de l’IGF ne concerne que vingt-deux marchés, portant sur 113,5 milliards de DA. À l’automne 2006, l’affaire s’ébruite, et le sérail politique entre aussitôt en ébullition. Le gouvernement s’engage à faire toute la lumière sur ces irrégularités.
Statutairement, les activités de BRC sont censées se limiter à l’engineering pétrolier et gazier : raffinage, pétrochimie, architecture et génie civil. Or, au fil des années, elles se sont considérablement étendues. Le rapport de l’IGF précise que, « en 2000, [l’entreprise] a commencé à intervenir activement dans la réalisation d’infrastructures ». Et que, « à partir de 2003 », elle réalise dans ce domaine « l’essentiel de son chiffre d’affaires ». Comment BRC a-t-elle réussi à décrocher autant de contrats au nez et à la barbe de ses concurrents ?
Première irrégularité constatée par les enquêteurs : « Les services du ministère de la Défense nationale et la société Sonatrach ont anormalement érigé en règle la procédure exceptionnelle de la passation de contrats de gré à gré. » Sans appel d’offres, par conséquent. Le recours abusif à cette procédure constitue « une violation des dispositions régissant les procédures de passation de marchés ».
Deuxième irrégularité : le recours à la formule dite Engineering, Procurement, Construction (EPC), autrement dit « clés en main », qui permet au donneur d’ordre d’attribuer le contrat à un entrepreneur (le maître d’uvre) qui se charge des études, des commandes d’équipements et de fournitures, de l’attribution des travaux de sous-traitance et de la supervision de l’ensemble des travaux.
La quasi-totalité des contrats obtenus par BRC l’ont été par le biais de cette procédure. Or le code des marchés est formel : le donneur d’ordre est astreint à confier directement les études de suivi à un bureau d’études indépendant et les travaux à un ensemble d’entreprises qualifiées. Conclusion de l’IGF : les contrats passés avec BRC sont incompatibles avec « les dispositions du décret présidentiel n° 02/250 du 24 juillet 2002 relatif à la réglementation des marchés publics ».
Troisième irrégularité : lorsqu’il y a eu appel d’offres, BRC l’a souvent emporté dans des conditions qui éveillent la suspicion. Un exemple parmi beaucoup d’autres. En mars 2003, la construction de la station de pompage de l’oléoduc reliant Hassi R’mel à Arzew, d’un coût estimé à 1,02 milliard de DA hors taxe (11,2 millions d’euros), fait l’objet d’un appel d’offres international.
La soumission présentée par BRC ne recense pas les moyens humains et matériels à mettre en uvre et ne comporte pas de certificat de qualification. Pourtant, au grand dam de ses rivaux, BRC est admise à présenter une offre commerciale, avant d’être finalement retenue pour un montant ferme et non révisable de 1,20 milliard de dinars (13,2 millions d’euros), compte non tenu de la partie en devises. Le 27 novembre 2005, un avenant au contrat porte ce montant à 1,57 milliard de DA (17,3 millions d’euros).
Par quel tour de passe-passe Sonatrach a-t-elle pu choisir BRC ? En fait, l’offre financière de cette dernière a été délibérément minorée pour lui permettre de décrocher le contrat, à charge pour son client d’augmenter ultérieurement le montant initial de 54 %, par le biais d’un avenant au contrat. Pour les inspecteurs de l’IGF, cette procédure « irrégulière » est de nature à « fausser les règles de la concurrence loyale entre les différents soumissionnaires », ce qui, en fin de compte, est « préjudiciable aux intérêts de Sonatrach ».
Quatrième irrégularité : le recours excessif à la sous-traitance pratiqué par BRC. « La construction et l’achat de matériels ont été entièrement sous-traités, peut-on encore lire dans le document de l’IGF. L’engineering l’a également été, parfois, partiellement ou en totalité. Selon les dispositions contractuelles, les sous-traitants peuvent à leur tour sous-traiter tout ou partie des prestations et travaux. » Bien entendu, tout cela a entraîné pour le Trésor algérien d’importants surcoûts.
En mai 2000, par exemple, BRC décroche un contrat pour la réalisation de trois cents logements destinés à l’hôpital militaire de Constantine. Montant de la transaction : 1,88 milliard de dinars (20 millions d’euros). La firme décide aussitôt de sous-traiter le marché à une société du bâtiment, qui, à son tour, en sous-traite une partie, dans des conditions fort peu réglementaires, à une société baptisée Coffor Algérie.
Or celle-ci n’est pas de droit algérien, n’est pas inscrite au registre du commerce et ne possède pas de siège social dans le pays. Et ce n’est pas fini ! À son tour, Coffor confie le projet à une société du nom d’Egypt Speed Construction, qui s’empresse d’« importer » d’Égypte deux ingénieurs et quatre-vingts ouvriers. Ces derniers sont hébergés dans une base-vie appartenant à BRC. L’enquête révélera qu’ils n’avaient jamais auparavant travaillé dans le bâtiment : ils étaient agriculteurs !
Cinquième irrégularité : dans le cadre de ses activités de recherche, de prospection et de transport des hydrocarbures, BRC s’est vu attribuer par l’administration fiscale des contingents d’achats en franchise : 80,93 milliards de DA (859 millions d’euros) entre 2001 et 2005. Après enquête, les inspecteurs ont découvert que l’entreprise avait détourné ces contingents pour obtenir indûment des franchises de TVA pour l’acquisition de cabines sahariennes, de divers matériels et d’outillage pour un montant de 61,19 millions de DA (675 000 euros). Pour l’IGF, il s’agit tout simplement de fraude fiscale.
Aucun responsable du ministère de la Défense n’a commenté les informations publiées à ce sujet par la presse privée. Et les dirigeants de BRC, pas davantage. Chakib Khelil, le ministre de l’Énergie et des Mines, un fidèle parmi les fidèles du président Bouteflika, s’estime pour sa part victime de harcèlement et ne cache pas son agacement. Lui qui passe pour proaméricain a-t-il joué un rôle quelconque dans l’octroi de faveurs à la filiale d’Halliburton ? Réponse en forme de fin de non-recevoir : « Je n’ai pas été convoqué par la police et n’ai pas eu connaissance du rapport de l’IGF. À ma connaissance, le PDG de Sonatrach est dans le même cas. Nous ne sommes au courant de rien. » Affaire à suivre.
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