Justice et barbarie
L’exécution de Saddam Hussein devait inaugurer une ère nouvelle. Sous l’il des caméras, elle a tourné au lynchage religieux. Retour sur le destin d’un Irakien sorti de rien qui a incarné la volonté de modernisation, séduisant même l’Occident, avant de ru
Arrêté dans la nuit du 13 au 14 décembre 2003 par les forces américaines, condamné à la peine capitale le 5 novembre 2006 par le tribunal spécial irakien (TSI, une juridiction mise en place sous le mandat du proconsul Paul Bremer), Saddam Hussein, 69 ans, a été pendu le 30 décembre, à l’aube. Mais le timing et les conditions de l’exécution, révélés par des images qui ont fait le tour du monde, ont déclenché une vive polémique et suscité l’émoi – voire la colère – d’une grande partie de l’opinion arabo-musulmane. Voici le récit des dernières heures de Saddam Hussein, premier chef d’État arabe contemporain condamné à mort pour « l’ensemble de son uvre ».
Tout a commencé le 26 décembre, à Bagdad. Ce jour-là, Mounir Haddad, président de la cour d’appel, juridiction suprême en Irak, rend publique la décision de la cour : la requête de la défense du président déchu est rejetée. L’exécution aura lieu dans les trente jours. Aucun recours n’est prévu par la Constitution irakienne.
Bagdad, le 29 décembre Depuis deux jours, les spéculations sur la date de la pendaison de Saddam alimentent les conversations, sans pour autant mettre fin à la violence quotidienne. À Amman, au lendemain de sa rencontre avec George W. Bush, le 30 novembre 2006, Nouri al-Maliki, Premier ministre irakien, aurait déclaré qu’il fallait « en finir avec Saddam avant la fin de l’année ». Un mois plus tard, le 28 décembre, son conseiller, Sami al-Askari, avait personnellement supervisé l’installation de la potence dans un endroit de la « zone verte » gardé secret. Reste à arrêter la date et à établir la liste des personnes qui assisteront à l’exécution. Une réunion se tient dans les bureaux de Maliki à 21 heures. L’ambassadeur américain à Bagdad, Zalmay Khalilzad, et le commandant en chef des forces de la coalition, le général Casey, y assistent. Le Premier ministre veut que Saddam soit exécuté avant l’aube. Un de ses conseillers rappelle que l’exécution coïnciderait avec l’Aïd al-Adha, la fête du Sacrifice : « Ce serait contre-productif. Saddam lui-même a affirmé qu’il se sacrifie pour l’unité du peuple. Ce serait lui rendre service. » Khalilzad estime que l’on pourrait différer l’exécution d’une quinzaine de jours pour respecter les fêtes religieuses. Mais Maliki n’en démord pas : « Il sera exécuté dans quelques heures. » Pourquoi ? « Nous avons des informations faisant état d’une grande opération de l’insurrection pour l’évasion du criminel. » C’est peut-être vrai, mais cela en dit long sur la maîtrise de la situation. L’argument ne convainc guère. Saddam est toujours entre les mains de l’armée américaine, et si une attaque massive des insurgés est en préparation, la coalition est mieux placée que les forces irakiennes pour le savoir. Mais, apparemment, le général Casey n’était pas là pour apporter la contradiction à Maliki. Sa présence ne se justifiait que par l’organisation du transfert du prisonnier à la justice irakienne. La décision est arrêtée : Saddam sera pendu avant l’aube du jour de l’Aïd, et le transfert du condamné se fera une heure avant l’exécution. Khalilzad informe la Maison Blanche de la teneur de la réunion.
À 23 h 50, Maliki signe l’ordre d’exécution, alors qu’une telle décision relève en principe, selon des juristes irakiens, des prérogatives du président Jalal Talabani. Mais le leader kurde ne s’en formalise pas. Il ne tient pas à jouer les premiers rôles dans cette affaire. Sami al-Askari appelle lui-même les personnes qui doivent assister à la pendaison. Des magistrats, des députés, des ministres. Aucun Américain n’a assisté au supplice.
Bagdad, le 30 décembre Tous les effets personnels de Saddam Hussein ont été confiés à un de ses avocats. L’ex-raïs est donc en pyjama quand les Américains le remettent à des policiers en civil. Les nuits sont fraîches, il garde son épais manteau. Dès son arrivée sur les lieux, une violente altercation verbale l’oppose à ses nouveaux et éphémères geôliers qu’il traite de terroristes et de valets de l’occupant. Un haut fonctionnaire s’en prend à lui :
« Tout ce que nous endurons aujourd’hui est de ta faute ! Tu nous as détruits. Tu nous as accablés de misère et tu nous as fait vivre dans le dénuement.
– J’ai détruit vos ennemis, iraniens et américains. ?Je vous ai sauvés de la misère et sortis du dénuement.
– Droit vers l’enfer !
– Dieu te maudisse ! »
En montant sur la plate-forme où est dressée la potence, Saddam n’a rien perdu de son orgueil. « L’Irak n’est rien sans moi ! » lance-t-il à un responsable, le seul parmi les personnes qui entourent le supplicié à ne pas porter de cagoule. Durant la diffusion des images tournées par une caméra « officielle », son visage sera « flouté ». Saddam est enchaîné, pieds et poings liés. Dès qu’il gravit les marches le conduisant à la potence, il prête plus attention à ce qui l’entoure. « Ya Allah ! » implore-t-il. Aucune crainte n’est perceptible sur son visage. Détail : il n’y a pas un seul bourreau, mais cinq. Saddam refuse de mettre un bandeau sur les yeux. Les images officielles s’arrêtent quand le condamné est placé debout sur la trappe, la corde au cou. D’autres images prises par des téléphones portables rapportent le détail de la pendaison.
Un clerc psalmodie quelques versets du Coran. Saddam récite la profession de foi des musulmans (chahada). Quatre flashs crépitent. Les photos prises par d’autres téléphones portables feront la une des journaux de la planète du lendemain. Alors que le clerc ânonne encore, un premier cri fuse :
« Pour Mohamed Baqer Sadr [un grand ayatollah oncle de Moqtada Sadr, pendu par Saddam en avril 1980 pour intelligence avec l’Iran, NDLR]
– Moqtada ! Moqtada ! Moqtada ! scandent en chur des membres de l’assistance.
– Haya roujoula ! » rétorque Saddam, que l’on pourrait traduire par « C’est comme ça que vous êtes des hommes ? », dans le sens bédouin du terme.
« L’homme est en train d’être exécuté », lance une voix inconnue, qui se révélera être celle de Mounqidh al-Faroun, le procureur qui avait requis la peine de mort lors du procès. Il menace de quitter la salle, ce qui provoquerait la suspension de l’exécution. Le conseiller national à la sécurité, Mouwaffaq Roubaï, le raisonne, et l’exécution peut aller à son terme. Saddam entame à nouveau la chahada : « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed » Puis la trappe s’ouvre. On ne lui aura pas laissé le temps d’achever la formule. Les images de l’agonie sont furtives et floues. Puis un plan fixe montre le cadavre du raïs dans un linceul. Le visage est tuméfié. Conséquence de la pendaison ? Traces de coups post mortem, fruit d’un acharnement d’une partie de l’assistance sur la dépouille du supplicié ? Les circonstances de l’exécution sont accablantes pour le gouvernement irakien et ses protecteurs américains. Même si l’exécution a eu lieu avant l’aube, la communauté sunnite retiendra que l’ancien dictateur a été exécuté un jour sacré. Elle a été le reflet de la justice qui a prononcé la sentence, caractérisée par un amateurisme criant. Une parodie de procès et une exécution comme on en voit dans les mauvais westerns.
Maliki avait décidé que Saddam serait enterré dans l’anonymat, pour éviter que sa tombe ne devienne un lieu de pèlerinage. Mais les Américains en ont décidé autrement. À la demande pressante de Hamad Hamoud Chagti, gouverneur de la province de Salaheddine, au nord de Bagdad, le corps de Saddam est confié à Cheikh Ali al-Nidaoui, chef du clan des Abou Nassir, tribu dont était originaire le raïs. Il sera enterré de nuit dans son village natal, Al-Awja, près de Tikrit, aux côtés de ses deux fils, Oudaï et Qoussaï, abattus en 2003 par une unité de l’armée américaine, à Mossoul. À peine les obsèques achevées, Izzat Ibrahim al-Douri, seul haut responsable de l’ancien régime encore en fuite, s’est autoproclamé chef de la résistance, prenant la succession de Saddam à la tête du Baas.
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