Fin de règne à Mogadiscio

Les Tribunaux islamiques qui régnaient depuis juillet ont été boutés hors de Somalie. Le retour durable à la stabilité est pourtant loin d’être garanti. Plongée dans un chaos qui dure depuis seize ans.

Publié le 8 janvier 2007 Lecture : 10 minutes.

Mogadiscio, Johaar, Kismayo, en ces derniers jours de décembre les villes somaliennes tombent les unes après les autres. Quasiment sans combats. Le gouvernement fédéral de transition appuyé par l’armée éthiopienne s’installe peu à peu dans ces anciens bastions que les Tribunaux islamiques contrôlaient d’une main de fer depuis juillet dernier. Les forces gouvernementales et les troupes d’Addis-Abeba attendent que les fondamentalistes musulmans en fuite et autres chefs de guerre déchus rendent les armes contre une amnistie générale. Et entendent « rétablir la stabilité » et d’obtenir le déploiement rapide d’une force internationale. Mandatés par l’Union africaine, des forces de l’Igad (Autorité intergouvernementale pour le développement, qui regroupe six pays de l’Afrique de l’Est), des soldats pourraient être dépêchés sur place. Selon le chef du gouvernement de transition somalien, Ali Mohamed Gedi, l’Ouganda et le Nigeria ont d’ores et déjà proposé d’envoyer des militaires. Tandis que le Premier ministre éthiopien Mélès Zenawi appelle les autorités de la transition à « empêcher le retour aux affaires des chefs de guerre » et à « créer un environnement dans lequel les Somaliens puissent participer au gouvernement ».
Mais le retour de la stabilité n’est pas assuré, même si les choses ont l’air d’aller vite. En décembre dernier, au détour d’une conversation à Nairobi, où il faisait escale après avoir fait la tournée à la recherche d’éventuels soutiens, notamment ceux des Éthiopiens, Ali Mohamed Gedi confiait : « Dans deux semaines nous serons à Mogadiscio. Les islamistes n’auront pas le choix, ils devront plier ou céder. » Personne alors ne le prenait au sérieux. Il faut dire que son gouvernement survivait tant bien que mal à Baïdoa, encerclé de toutes parts par les milices des fondamentalistes musulmans. Lesquelles, contre toute attente, sont aujourd’hui en déroute. Un véritable renversement de situation. Le 6 décembre, lorsque la communauté internationale décide de lever l’embargo sur les armes en Somalie, les islamistes, alors maîtres de Mogadiscio, organisent une grande manifestation populaire pour montrer au monde leur force et leur détermination à se battre.
Pour l’occasion, les chebab, des jeunes religieux, étudiants et combattants, sont réquisitionnés. Ils défilent à l’arrière des pick-up les armes à la main, en chantant le djihad, la guerre sainte, bien encadrés par leurs chefs. « Nous sommes venus défendre notre pays et notre religion », explique l’un d’eux. Il affirme qu’il vient d’avoir 18 ans, mais il fait beaucoup moins. Un peu plus loin, c’est exactement le même discours qui sort de la bouche de deux garçons. Mais ceux-là n’ont que 7 et 9 ans. Le plus grand confie timidement son nom : « Oussama ». Il tient un kalachnikov presque plus grand que lui. Mal à l’aise dans ses souliers vernis, il récite qu’il défendra son pays contre les envahisseurs.
Plus loin encore, un combattant roule sur le sol boueux du terrain de foot pour simuler un combat, puis il rugit les larmes aux yeux : « J’appelle tous les jeunes musulmans qui voient ce qui se passe chez nous à venir se battre pour protéger notre religion. Il faut verser le sang pour sauver sa religion et ne pas devenir un esclave. Si vous ne faites pas ça, vous serez vaincus pour toujours. »
Les femmes sont également mises à contribution. Elles sont voilées de noir, des pieds à la tête. La mitraillette à bout de bras, elles font forte impression. L’image frappe. Difficile de dire si elles sont juste là pour la parade ou si elles sont de vraies combattantes. En tout cas, elles ont le slogan guerrier facile « Tous ceux qui mettront les pieds ici, on les tuera. On massacrera tous les étrangers et on mangera leur peau », crachent-elles en mimant un égorgement.
Une démonstration de force pour faire illusion. Sans doute les Tribunaux islamiques se savaient-ils trop faibles pour faire face à une armée éthiopienne mieux entraînée, équipée d’avions et de chars d’assaut. Et entendent maintenir leurs troupes galvanisées. Dans un discours acclamé par la foule en liesse, Cheikh Charif, le leader politique des Tribunaux, livre sa version de l’histoire somalienne : « Nous avons ramené la paix au cur du pays. Pendant seize ans, le pays a été abandonné aux chefs de guerre et à leurs crimes. Grâce à Dieu et au saint Coran, nous avons pu régler tous ces problèmes. Je veux dire à la communauté internationale de se soumettre elle aussi au Coran. Et vous, peuple somalien, il faut vous battre pour défendre votre pays. Les troupes éthiopiennes viennent de nous attaquer, prenez vos armes et allez vous battre jusqu’à la mort. »
Le leader politique n’a certes pas su convaincre la foule d’aller se perdre au front, mais sa version de l’histoire est difficilement contestable. Mogadiscio a connu plus de seize ans de carnage. Au lendemain de la chute du dictateur Siad Barré en 1991, la Somalie a basculé peu à peu dans la guerre civile. La capitale s’est morcelée entre les mains des bandes armées et des chefs de guerre. La communauté internationale, à commencer par les États-Unis, n’a pu arrêter l’embrasement. La ville était devenue l’un des endroits les plus dangereux de la planète. Aujourd’hui, elle reste une zone sensible. Tous les étrangers doivent s’y déplacer avec une escorte armée.
Mais, en juillet dernier, les Tribunaux islamiques ont pris le contrôle de la capitale et des alentours. Pendant six mois, la vie a repris dans les rues et les habitants ont connu la paix. Celle des fondamentalistes musulmans, aujourd’hui mis en déroute. Les marchés étaient de nouveau animés. Les distributions de nourriture avaient repris. Quelques associations humanitaires étaient revenues. L’ambiance au port était à l’enthousiasme : 8 000 à 10 000 personnes ont pu y retrouver du travail.
Dahir y est le représentant des Tribunaux islamiques. Pour lui la démonstration est limpide : les islamistes ont permis de relancer l’activité économique en Somalie. « Les entreprises privées font de l’importation avec Singapour, la Malaisie. Elles ont aussi des liens avec l’Indonésie. Demandez aux hommes d’affaires comment la vie était avant que les Tribunaux ne mettent de l’ordre. Maintenant, c’est sécurisé. Mais il y a une vraie propagande contre les Tribunaux. Si les gens en Occident veulent connaître la réalité de la Somalie, ils doivent regarder le visage des gens. Ils sont heureux. » Et sur les quais, les dockers confirment sans trop forcer leur sourire. « Moi, ce que je vois, c’est qu’avec les Tribunaux islamiques j’ai du boulot et un salaire, alors, oui, je suis content », susurre l’un d’eux, les bras encombrés de marchandises à débarquer.
À l’autre bout de la ville : le quartier de Médina. Ce fut longtemps un coupe-gorge. Cinq bandes rivales se disputaient le contrôle du territoire à coups de rackets, de viols, de combats de rue. Aweys, qui préfère taire son prénom, un professeur sans histoire, y habite depuis toujours. Durant ces six mois d’accalmie, il ne se lasse pas de découvrir les joies d’une vie quotidienne sans rançonnement perpétuel. Son nouveau portable à la main, il déambule dans les rues. « C’est un symbole fort. C’est fou, on peut même téléphoner dans la rue. Avant si vous sortiez avec un téléphone à la main, vous vous faisiez braquer tout de suite. » Il passe ensuite devant quelques boutiques et échoppes bien garnies avant de s’arrêter à la pharmacie.
Les écoles et les universités sont de nouveau pleines de monde. Aweys enseigne le français. Devant une salle comble, il fait réciter la grammaire. « Avant, les étudiants ne pouvaient pas venir aux cours à cause des combats, se désole-t-il. Ça pouvait durer des mois et des mois. Aujourd’hui ils n’ont plus peur de venir. » Au premier rang, une jeune femme, le visage enserré dans un voile beige, acquiesce. « On peut venir à pied ou en voiture. Comme bon nous semble. Même ceux qui travaillent le jour peuvent aussi prendre des cours du soir. Puisqu’on peut même sortir la nuit maintenant. » Cette paix incontestable, les Tribunaux islamiques l’ont obtenue par des moyens radicaux. Ils ont fait appliquer la charia, la loi religieuse. Avant leur arrivée au pouvoir à Mogadiscio, ils pouvaient se montrer d’une cruauté insoutenable. Il existe des vidéos tournées par des journalistes locaux montrant des mises à mort publiques où le condamné est tué au couteau par un bourreau s’y reprenant à dix fois, tranquillement, comme pour prolonger ses souffrances.
Peu avant leur chute, les islamistes nous ouvrent exceptionnellement les portes d’une audience de la Cour suprême de Mogadiscio. Un jeune homme comparaît pour meurtre. Il y a un témoin. Avant l’audition, les trois juges lui demandent le nom de la mosquée de son quartier.
« Je ne sais pas vraiment. Moi, je vais dans une autre qui s’appelle Saadin », répond mollement le témoin.
« D’accord, mais comment s’appelle celle de ton quartier ? » insiste le magistrat sans obtenir de réponse. Puis il enchaîne : « Si on veut avoir un procès juste, il faut que tu dises ce qui est juste, la vérité. Ce qui s’est vraiment passé. »
Et le témoin de raconter qu’il a vu l’accusé sortir une arme et tirer sur un homme à la suite d’une bagarre. Puis le prévenu est invité à prendre la parole. Il commence par réciter une sourate du Coran, comme pour s’attirer la clémence des juges. L’un de ces derniers lui glisse : « Tu sais, pour nous, ta parole est tout aussi importante que celle du témoin. Alors va-y, dis-nous ce que tu as à dire. »
L’accusé plaide la légitime défense. Les juges en prennent acte et demandent au témoin de marquer sa déclaration de son empreinte digitale, puis interrompent la séance pour trois heures. Le jugement est renvoyé devant une autre cour. Affaire suivante !
« Depuis que nous sommes en place à Mogadiscio, nous avons beaucoup évolué. Nous avons exécuté seulement quatre hommes, déclare fièrement le magistrat. Mais, désormais, si l’on doit tuer un homme, on lui met une balle dans la tête. Sans cruauté inutile. » Puis, il enchaîne calmement : « Grâce à la religion et à la charia, chaque personne se sent responsable de ses actes. C’est la lourdeur des sentences qui a permis de faire diminuer le nombre de meurtres et d’injustice. Celui qui tue doit être tué. Avant, il y avait vingt morts ou blessés dans les rues toutes les nuits. »
À quelques kilomètres de là, un camp de redressement : « Allez toi, va chercher de l’eau pour les ablutions ! » lance une sorte de maton à un garçon de 13 ans. « Allez plus vite ! Abdul aide-le un peu à se dépêcher », renchérit-il en tournant la tête vers son collègue. L’homme réagit aussi sec en faisant claquer une ceinture de cuir en l’air. L’adolescent accélère le pas. « Là, ils vont faire leur prière, explique le maton. Sinon le reste de la journée, ils apprennent le Coran six heures par jour. » Et de convoquer un autre gamin, un enfant de la rue qui a fini dans la bande d’un chef de guerre.
Parmi les pensionnaires, on trouve cinq jeunes venus d’Europe et des États-Unis. Pour eux, même régime que les autres. L’un d’eux s’approche et sans attendre les questions raconte : « Moi, je viens d’Angleterre. Avant j’étais dans la drogue. Je vendais de la cocaïne, je sniffais, et touchais un peu à tout. Je flirtais avec la mort. Maintenant ma famille m’a enfermé ici. Et je peux prier. Je connais ma religion et, grâce à Dieu, je suis cool. »
À l’occasion d’une conférence de presse à Mogadiscio, Roboe, le responsable de la sécurité, concède une entrevue. Comme de nombreux leaders islamistes, il est soupçonné d’avoir des liens avec le réseau al-Qaïda. Mais il préfère esquiver la question : « Qu’est-ce que c’est exactement al-Qaïda ? Moi, je ne sais pas ce que c’est. Il faut définir précisément de quoi vous voulez parler. Si vous me le définissez clairement, alors, peut-être, je pourrai vous répondre. Mais nous prions pour Oussama Ben Laden. C’est un homme qui a souffert, qui a été déchu de sa nationalité et qui a été attaqué. Si je le croise, je lui baise le front. »
Dans ce contexte, aussi instable que contrasté, certains membres de la diaspora somalienne avaient décidé de retourner au pays. Attirés par la paix nouvelle, ils sont revenus par centaines pour tenter leur chance. Farra, 34 ans, fait partie de ceux-là. En Finlande, où il a grandi, il était gardien d’une école. Ici, il rêve de retaper une ruine à deux pas du port et d’y ouvrir un restaurant de poisson. « Je suis heureux que les Tribunaux islamiques aient ramené la paix. Il y a peut-être pas mal d’extrémistes parmi eux, mais les choses vont évoluer. Ce rêve est à portée de main. Avant je ne pouvais même pas en rêver. Si la paix dure, on pourra faire des choses. »
À peine dix jours plus tard, Mogadiscio tombait et les islamistes étaient en fuite. Il ne reste plus que des questions à Farra. Quel avenir pour Mogadiscio et pour la Somalie ? Le gouvernement fédéral de transition est devant une équation quasi insoluble : comment conserver son autorité sur la ville et sur le pays ? Si les troupes éthiopiennes s’en vont, il perd toute sa force et toute son autorité. Si cette armée reste, alors le pays pourrait basculer dans la guérilla contre l’occupant, devenant ainsi un nouvel Irak en proie aux attentats.
Déjà, les habitants parlent d’un retour de la violence. Aweys, le professeur de français du quartier de Médina, raconte désabusé : « Les enlèvements ont recommencé. Un de mes voisins, un commerçant, a disparu depuis quelques jours. Tout le monde craint ici le retour des chefs de guerre et une nouvelle détérioration des conditions de vie. Certains d’entre nous ont déjà acheté des armes pour se défendre. » Après une parenthèse de six mois dans la paix des extrémistes musulmans, Mogadiscio et ses environs attendent en espérant que cette nouvelle guerre civile annoncée n’arrive jamais.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires