René Maran, premier auteur noir à remporter le Goncourt, est de retour

Il y a cent ans, le Martiniquais d’origine guyanaise décrochait le fameux prix littéraire pour « Batouala, véritable roman nègre ». Administrateur colonial, l’écrivain fut aussi un virulent critique de la colonisation. Son roman le plus intime, « Un homme pareil aux autres », vient d’être réédité.

Né en Martinique de parents guyanais, René Maran a écrit plus de vingt livres. © KEYSTONE-FRANCE/Gamma-Rapho

Né en Martinique de parents guyanais, René Maran a écrit plus de vingt livres. © KEYSTONE-FRANCE/Gamma-Rapho

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Publié le 2 novembre 2021 Lecture : 6 minutes.

L’histoire peut parfois s’avérer injuste. Si, pour les plus jeunes, les noms d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor demeurent relativement connus, celui de René Maran l’est beaucoup moins. Pourtant, cet écrivain né en Martinique de parents guyanais le 5 novembre 1887 est l’auteur de plus de vingt livres publiés en France entre 1912 et 1958.

Personnalité complexe et humble

Et parmi ces livres, il y a Batouala – Véritable roman nègre, qui lui valut le prix Goncourt il y a exactement cent ans, le 14 décembre 1921. Premier auteur noir à recevoir cette récompense, personnalité complexe et humble, René Maran paya peut être le fait d’être le premier à introduire des héros noirs dans la littérature francophone. Ou, plus sûrement, celui de critiquer le système colonial. « Ce roman m’a fait prisonnier des causes que j’ai défendues et que je défends », disait-il, comme le rappelle le documentaire de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler (René Maran, le premier Goncourt noir, diffusé sur France 3).

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Il faut dire qu’au moment même où le Goncourt lui est attribué, René Maran se trouve en Oubangui-Chari (actuelle Centrafrique) où il est administrateur colonial ! Il n’en reçoit d’ailleurs l’information que trois jours plus tard, par télégramme. Sa position dans l’administration est d’autant plus surprenante que dans la préface de Batouala, qui fera scandale, il dénonce avec virulence les abus du système colonial français !

Études, lectures et quolibets racistes

Aujourd’hui, à l’occasion du centenaire de son prix Goncourt, ce n’est pas Batouala qui est réédité par les éditions du Typhon, mais Un homme pareil aux autres, paru en 1947. Et c’est une bonne chose parce que ce livre permet de mieux saisir l’art de Maran, sa vision de la colonisation et des rapports entre Blancs et Noirs.

Il commence à découvrir les abus coloniaux, alors qu’il est lui-même l’un des rouages du système

Quand ce livre paraît, l’intellectuel et dandy guyanais a déjà une longue carrière derrière lui. Fils d’un fonctionnaire colonial, déjà, il a d’abord vécu en Afrique, au Gabon notamment, où il accompagnait son père dans ses tournées. Puis, à partir de 7 ans, il a vécu loin de ses parents, qu’il ne voyait que tous les deux ans, en pension à Bordeaux. S’il essuie bien des quolibets racistes – « boule de suif », « boule de neige », « chocolat » –, l’enfant étudie avec ferveur au lycée de Talence, puis à Michel de Montaigne, où il se lie d’amitié avec Félix Éboué dont il rédigera une biographie en 1957. Son auteur de chevet n’est autre que Marc Aurèle, empereur romain et philosophe stoïcien.

René Maran publie ses premières poésies à l’âge de 20 ans dans une revue littéraire. Son premier recueil de poèmes, La Vie intérieure, sort en 1912 alors qu’il a obtenu, trois ans plus tôt, un poste de fonctionnaire dans l’administration coloniale à Fort-Archambault (aujourd’hui Sarh, au Tchad) puis en Oubangui-Chari. Pétri de culture classique, amoureux des livres, il étudie les cultures et les dialectes locaux… et commence à découvrir les abus coloniaux, alors qu’il est lui-même l’un des rouages du système. Quand la guerre de 1914 éclate, il veut s’engager, mais l’administration le somme de rester en Afrique. Quelque temps plus tard, refusé dans un hôtel du Congo belge sous prétexte qu’il est nègre, Maran n’hésite pas à faire part de son indignation. Il reçoit un blâme.

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« Civilisation, tu bâtis ton royaume sur des cadavres »

En 1921, le roman sur lequel il travaille depuis 1912 est accepté par la maison d’édition Albin Michel. La presse conservatrice n’est pas tendre : un Nègre n’a pas pu écrire un livre ! Il a sans doute plagié d’autres auteurs ! Quant à cette préface écrite par un fonctionnaire de terrain qui fustige la réalité coloniale, ce n’est que pur mensonge ! Qui peut prononcer une phrase comme « Civilisation, tu bâtis ton royaume sur des cadavres » ? Six ans plus tard, André Gide publiera Voyage au Congo, qui dresse le même terrible constat.

Malgré le Goncourt, ou à cause du Goncourt, considéré comme un « nègre antifrançais » et un « traître à la patrie », René Maran est contraint à la démission en 1924. Il pense alors à vivre de sa plume, à Paris, où il commence à fréquenter les jeunes écrivains francophones noirs. En 1927, il épouse Camille Berthelot, une Blanche…

« Batouala – véritable roman nègre », de René Maran (Albin Michel, 1921). © DR

« Batouala – véritable roman nègre », de René Maran (Albin Michel, 1921). © DR

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S’il sent très tôt poindre les dangers des totalitarismes, René Maran passe la totalité de la guerre en France sans être inquiété par les puissances occupantes, tandis que son ami Félix Éboué se déclare partisan du Général de Gaulle dès le 18 juin 1940.

Amour et barrières raciales

Un homme pareil aux autres paraît en 1947, deux ans après la fin de la guerre. C’est sans doute le texte le plus intime de Maran. Il y raconte les affres de Jean Veneuse, administrateur colonial noir fou amoureux d’Andrée Marielle, qui est blanche, à qui il veut à tout prix éviter le poids des reproches et de la réprobation dont souffrent, systématiquement, les couples mixtes.

les idées qui percent avec délicatesse de ces histoires d’amour demeurent étonnamment modernes

Dans la préface à cette réédition, l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr écrit : « C’est dans le présent livre qu’il est parvenu, en le donnant à vivre et sentir plus intimement, et dans une belle maîtrise de ses moyens littéraires, à aller plus loin au cœur de la grande question existentielle de son œuvre et de sa vie : le problème de la barrière raciale, jusque (ou surtout) dans les relations sentimentales. »

Si le livre sera en grande partie passé sous silence, le relire aujourd’hui s’avère sinon nécessaire, du moins instructif. Certains trouveront le style souvent suranné et l’expression des sentiments un tantinet grandiloquente. Mais les idées qui percent avec délicatesse de ces histoires d’amour (car il y en a plusieurs) demeurent étonnamment modernes.

Dans la phrase qui donne son titre au livre, René Maran écrit : « Je ne sais pas, je ne sais plus et ne veux pas chercher à savoir quoi que ce soit. Ou plutôt, je ne sais plus qu’une chose : c’est que le nègre est un homme pareil aux autres, un homme comme les autres, et que son cœur, qui ne paraît simple qu’aux ignorants, est aussi compliqué que peut l’être celui du plus compliqué des Européens. » Et Jean Veneuse, son héros, est bien compliqué en effet : il cède à Clarisse tout en aimant Andrée, sans vraiment s’autoriser à le faire puisqu’il est noir et qu’elle est blanche, il exècre la colonisation tout en étant administrateur colonial !

Heureusement, il a des proches qui savent chanter les miracles de l’amour : « Seulement, il ne faudra plus que tu continues à remuer tes scrupules, lui dit son ami Coulonges. Crois-moi, l’amour supprime toutes les barrières, même raciales. C’est lui le seul pacificateur, le seul colonisateur, le seul civilisé. En un mot, comme en cent, c’est lui, et lui seul, qui confère les seuls vrais droits de naturalité. »

« Une déesse âpre et cruelle »

Évidemment, au-delà des questions intimes, Un homme pareil aux autres est aussi un violent plaidoyer contre la colonisation, « une déesse âpre et cruelle, qui ne se paie pas de mots et se nourrit de sang ». Et Maran de poursuivre, enfonçant le clou : « Trop pratique pour être sensible, rien ne la détourne de ses projets. Elle se fonde sur l’injustice et l’arbitraire. Il faut, pour lui plaire, jeter en prison des hommes crevant de faim et des femmes allaitant leurs enfants. Il faut, pour lui plaire, arrêter des innocents. […] La force primant le droit, le meurtre célébré et honoré, c’est ça, la colonisation, c’est ça, la civilisation. Il n’est personne qui ne le sache. Alors, pourquoi se plaît-on à jouer ainsi sur les mots ? Pourquoi n’a-t-on pas le droit de dire à tous la vérité que l’on détient ? Et pourquoi, lorsqu’on ne fait que relater une faible partie de ce qui est patent, soulève-t-on tant de dénégations inutiles et tant de haines ? »

Rappelons-le : ce texte fut publié en 1947, treize ans avant la mort de Maran, le 9 mai 1960. Le relire ne peut pas faire de mal.

Un homme pareil aux autres, de René Maran, préface de Mohamed Mbougar Sarr, Les Éditions du Typhon, 234 pages, 17 euros.

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