Sénégal : David Diop met la France des Lumières face à l’esclavage

Dans son nouveau roman, « La Porte du voyage sans retour », l’auteur sénégalais installé à Pau raconte le voyage du botaniste français Michel Adanson au Sénégal, dans les années 1750.

L’écrivain David Diop à Paris, en septembre 2018. © JOEL SAGET/AFP

L’écrivain David Diop à Paris, en septembre 2018. © JOEL SAGET/AFP

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Publié le 28 novembre 2021 Lecture : 8 minutes.

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Sommaire

Après Frère d’âme, prix Goncourt des lycéens en 2018 et Booker Prize International en 2021, David Diop publie aux éditions du Seuil La Porte du voyage sans retour. Dans un style totalement différent de celui de son livre précédent, l’écrivain d’origine sénégalaise raconte le voyage au Sénégal, au XVIIIe siècle, du savant français Michel Adanson (1727-1806). Partiellement inspiré de personnages réels, ce texte à l’écriture précise raconte l’évolution d’un homme des Lumières façonné par les préjugés de son époque et dont les certitudes sont progressivement mises à mal par l’amitié et, surtout, par l’amour.

Jeune Afrique : Comment vous est venue l’idée de ce livre ?

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David Diop : J’en ai eu l’idée il y a une quinzaine d’années, quand j’ai lu le récit de voyage que Michel Adanson a publié en 1757, racontant ses quatre ou cinq années passées au Sénégal au début des années 1750. Trois ans après son retour, il rédige un texte qui devait faire office d’introduction générale à son Histoire naturelle du Sénégal. J’ai été frappé par l’originalité de son regard et par la qualité de son écriture. Il sait raconter son voyage et se mettre en scène avec les « Nègres du Sénégal », comme il les appelle. Et comme il est savant, il observe leur société de façon méthodique.

Quand j’ai lu son texte et que j’ai vu des mots, des noms, des réalités que j’ai moi-même connues au Sénégal, cela m’a extrêmement intéressé, au point que c’est de lui qu’est partie mon idée de créer un groupe de recherche sur les représentations européennes de l’Afrique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Sur place, il essaie de savoir – c’est d’ailleurs une instruction qui lui était donnée par les frères Jussieu, membres éminents de l’Académie royale des sciences de Paris – quelles pouvaient être les propriétés des plantes qu’il était venu décrire.

Michel Adanson, c’est avant tout un botaniste.

Oui, et il fait l’épreuve de ces plantes par son corps. C’est une attitude propre aux philosophes et aux savants des Lumières, l’expérimentation. Son autre originalité, c’est qu’il apprend le wolof parce qu’il a compris que les propriétés de ces plantes sont connues par un petit groupe de personnes, hommes ou femmes, que les traducteurs de l’époque n’étaient pas en mesure de comprendre.

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Comment avez-vous travaillé sur ce personnage bien réel pour bâtir votre fiction ?

J’ai prélevé des indices. Un jeune historien sénégalais qui s’appelle Ousmane Seydi a attiré mon attention sur le fait qu’au Muséum d’histoire naturelle de Paris sont conservés des brouillons rédigés par Michel Adanson. Lesquels contiennent des contes et des légendes en wolof qu’il a conservés dans le but d’écrire son Histoire naturelle du Sénégal. Il ne s’agissait pas seulement pour lui de classifier des plantes, mais aussi de décrire des hommes et leurs sociétés.

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Y trouve-t-on l’histoire d’amour que vous nous racontez ?

Non, mais dans ses brouillons en wolof retranscrit, il y a des échanges entre un homme venant d’ailleurs et une jeune fille qui refuse ses avances de façon très pudique. Évidemment, cette donnée m’a laissé la liberté d’imaginer qu’il avait pu tomber amoureux. Mais c’est un prétexte, car je voulais cette histoire d’amour pour que ce jeune philosophe du siècle des Lumières mette à l’épreuve sa représentation humaniste du monde au contact de la réalité crue de l’esclavage. Le meilleur moyen de le confronter à cette réalité, c’était de le faire tomber amoureux d’une jeune femme promise à l’esclavage.

Avec un peu d’études, les Nègres feraient d’excellents astronomes

C’est un homme en avance sur son temps qui commence à considérer les Noirs comme des humains.

Dans son récit de voyage de 1757, il dit, je le cite, que les Nègres ne sont « ni cruels ni incultes », comme on les présente dans sa bibliothèque de voyageur. Il affirme avoir découvert sur place que ce qu’il avait lu était faux. Dans un autre passage, et c’est d’ailleurs une phrase ambiguë, chargée des préjugés de son époque, il observe que les personnes du village dans lequel il se trouve ont une bonne connaissance des constellations. « Avec un peu d’études, les Nègres feraient d’excellents astronomes », dit-il. Si bien qu’il va être repéré, plus tard, par les abolitionnistes français, notamment la Société des amis des Noirs, qui vont considérer que c’est un précurseur. Ces passages vont être mis en évidence par le quaker abolitionniste Antoine Bénézet, qui se servira de ce qu’écrit Adanson sur les Nègres pour l’ajouter à son argumentation contre la traite.

Cela n’empêche pas le Français de participer au système…

Oui, il est employé par la concession du Sénégal, dont le principal revenu est l’esclavage. Lui-même va penser qu’il serait judicieux de ne plus envoyer de Nègres aux Antilles et de les employer sur place. Il a une formule un peu étrange, en marge d’un article de son encyclopédie, où il soutient qu’il faudrait trouver des esclaves volontaires – drôle de formule ! –  pour travailler sur place à la culture de la canne à sucre. Ce serait pour lui plus efficace que d’envoyer des gens mourir par milliers sur la route des Antilles.

Je fais entrer des lecteurs dans cette Afrique ancienne que le grand public ne connaît pas

Outre son histoire d’amour, Adanson vit une amitié très forte avec un jeune garçon, Ndiak.

Ce Ndiak n’est pas mentionné dans le récit de voyage effectif publié en 1757, mais il se trouve être cité dans les brouillons d’Adanson. Qui affirme que c’est le fils d’un grand dignitaire du royaume du Waalo, âgé de 12 ans et qui lui a été donné comme « passeport ». J’en ai fait une sorte d’alter ego de Michel Adanson, un « fixeur » qui lui permet de voyager à l’intérieur du Sénégal.

Vous évoquez longuement l’organisation sociale du Sénégal de l’époque.

J’ai voulu raconter la découverte, par un jeune savant de 23 ans, de sociétés et de façons de vivre absolument différentes. Je me suis servi de son œil de botaniste et du fait qu’il était formé pour décrire. Il est aussi important de préciser qu’il écrit pour sa fille et qu’il veut lui ouvrir un monde inconnu. On oublie trop souvent qu’il y a eu des personnes, bien avant notre période, qui ont eu leurs entrées dans des mondes radicalement différents et souvent caricaturés. De la sorte, à mon modeste niveau, je fais entrer des lecteurs dans cette Afrique ancienne que le grand public ne connaît pas.

Si votre imagination joue à plein, vous restez néanmoins très précis.

Je reconnais que tout n’est pas tout à fait exact. Mais, par exemple, la localisation des villes ou des grands villages que j’évoque, elle est précisément faite par Michel Adanson, qui a réalisé une carte du Sénégal que l’on peut voir sur la jaquette du livre ! C’est avec cette carte que j’ai travaillé. Je me suis renseigné ensuite pour savoir comment étaient organisés les cités et les royaumes à cette époque-là.

Vous accordez aussi de la place aux croyances locales.

Dans la presqu’île du Cap-Vert, les Lébous pratiquent le Ndeup, une cérémonie d’exorcisme où l’on essaie de discerner ce qui tourmente les hommes et les femmes qui se sentent mal d’un point de vue psychologique. Ils parlent de « rab » ou « rapp », c’est-à-dire d’entités qui investissent notre corps et peuvent nous tourmenter, notamment par jalousie. Il m’a semblé important de placer la raison triomphante du siècle des Lumières face, non pas à l’irrationnel, mais plutôt face au surnaturel, qui peut paraître naturel dans certaines civilisations.

Si vous lisez les récits de voyages du père Labat, Nouvelle relation de l’Afrique occidentale, publié en 1728, ou Nouveau voyage aux isles françoises de l’Amérique, publié en 1722, vous découvrez que tout ce qu’il appelle les fétiches, comme les croyances animistes, sont pour lui des œuvres du diable ! C’est la conception européenne habituelle qu’il exprime là. J’ai voulu revenir sur un rendez-vous manqué. Et la fiction le permet en toute liberté.

Ce livre est écrit dans un style radicalement différent de celui de Frère d’âme.

L’écriture naît de contraintes que l’on se fixe à soi-même. Pour Frère d’âme, je me suis imposé un personnage qui ne pouvait pas écrire une lettre parce qu’il ne parlait pas le français. Ce qui m’a conduit à faire entendre une voix intérieure qui, en principe, est cachée.

Cette fois, le propos est différent puisque je propose un voyage au lecteur par l’intermédiaire d’un homme des Lumières qui a une belle plume. Il s’agit d’un cahier secret écrit pour sa fille, un cahier intime, franc, animé d’un souci de clarté et de précision. Cela supposait un certain registre de langue. Mais je ne voulais pas pasticher l’écriture du XVIIIe siècle avec une langue qui serait trop éloignée de ce que l’on a l’habitude de lire ou d’entendre. Il n’y a pas de meilleurs écrivains dans la langue du XVIIIe que les écrivains du XVIIIe eux-mêmes !

Quelles relations entretenez-vous avec le Sénégal ?

J’ai vécu à Dakar essentiellement, même si ma famille est originaire de Louga. Malheureusement, avec la pandémie, je n’ai pas pu m’y rendre depuis le mois de février 2018, époque à laquelle j’avais organisé un colloque à l’université Cheikh-Anta-Diop sur l’Afrique des savants du XVIIe au XXe siècle.

Dans le livre vous écrivez « Cap Verd » et non « Cap-Vert ». Pourquoi ?

C’est une coquetterie de ma part. C’est ainsi que l’écrit Michel Adanson et je me suis autorisé ce « d » car le savant reprend la façon d’écrire de l’époque, qui venait du nom portugais des lieux, « Cabo Verde ».

Vous avez reçu le Booker Prize International. C’est une sacrée distinction !

Je ne mesurais pas, avant d’arriver parmi les finalistes, l’importance de ce prix. J’ai été extrêmement étonné par l’engouement qu’il suscite. Et je me suis rendu compte qu’il m’ouvrait, grâce à l’excellente traduction de la poétesse Anna Moschovakis avec qui je le partage, les portes du Commonwealth. J’ai maintenant des lecteurs de l’ancien empire colonial britannique, notamment indiens, qui m’en parlent. C’est vraiment une chance extraordinaire pour moi.

La porte du voyage sans retour, de David Diop, Seuil, 258 pages, 19 euros.

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