Maroc : Ismaël El Iraki, héritier de Quentin Tarantino et Sergio Leone
Avec « Burning Casablanca », le jeune réalisateur, rescapé de l’attaque contre le Bataclan à Paris, bouleverse le cinéma du royaume.
C’était il y a un mois et demi, à quelques semaines de la sortie de son premier long-métrage Burning Casablanca (en France) ou Zanka Contact (au Maroc et partout ailleurs). Ce jour-là, exactement en même temps, le cinéaste Ismaël El Iraki s’en souvient, deux évènements étaient venus le rendre heureux et confiant en l’avenir. D’une part les islamistes, sévèrement battus aux élections législatives, perdaient la majorité et donc le pouvoir dans son pays ; d’autre part son film obtenait – et ce n’était pas gagné d’avance en raison de l’interdiction par la censure de son premier court métrage -, l’autorisation d’être projeté au Maroc, sous réserve d’une interdiction au moins de 16 ans.
Récit déjanté
Dans la bouche du cinéaste, ce moment réjouissant se résume en une formule : « Les islamistes ont été éjectés du taxi ! ». Une façon de faire référence à la fois à ces deux évènements et à la toute première scène de son film, célébration quelque peu loufoque et atypique de la liberté, où l’on voit Rajae, cette jeune femme magnifique qui sera le principal personnage féminin de l’histoire, extraire brutalement un barbu d’un taxi pour prendre sa place. De quoi donner immédiatement le ton d’un long-métrage peu banal, du jamais vu même dans le cinéma marocain, qui, proche parfois d’une comédie musicale rock, se situe quelque part entre un western à la Sergio Leone – mais où le « western spaghetti » laisse place à un « western tajine » – et un récit déjanté à la Quentin Tarantino.
Auquel cas, on le comprend, évoquer en détail l’histoire n’aurait guère de sens. Du moins une fois qu’on a dit qu’il s’agit de raconter la rencontre amoureuse improbable et pour le moins animée à Casablanca de deux oiseaux de nuit, Larsen, une ex-star marocaine du rock juste revenue des États-Unis où son addiction à l’héroïne et les dettes qui s’ensuivaient mettaient sa vie en danger, et Rajae, une prostituée maltraitée par son « mac » mais révoltée de nature. Deux êtres, l’un musicien à la dérive qui ne garde de l’époque de sa gloire ancienne que des attributs dérisoires comme sa guitare et ses habits en peau de serpent, l’autre une jeune femme qui se découvre une voix en or et est à la recherche de sa liberté et prête à tout pour l’obtenir.
Survivant du Bataclan
Survivant, le mot est gorgé de sens pour le cinéaste qui se trouvait dans la salle du Bataclan lors de la tragique soirée du 13 novembre 2015. Ismaël El Iraki n’aime guère parler de ce moment qui l’a laissé durablement face à un stress post-traumatique inguérissable – « c’est comme une prison », dit-il, car « on est d’abord un corps, qui a une mémoire » et « peut faire revivre à tout moment ce qui s’est passé dans le présent ». Un trauma que la tenue actuelle du procès des terroristes, dans lequel il est partie civile, ne pouvait bien sûr que raviver. Mais il ne cache pas à quel point son film, écrit avant mais tourné après les attentats, est imprégné de ce vécu. « Le temps de la résilience, en effet, n’est pas le temps des médias, c’est plutôt le temps du cinéma ». Il s’agit de voir ou « plutôt de ressentir », en particulier avec le personnage de Larsen ainsi que celui de Rajae qui l’aide à s’en sortir, « comment on peut passer de victime à survivant ». C’est « le cœur de cette histoire d’amour ».
Ismaël El Iraki, on l’a compris, aime avant tout le cinéma de genre. Depuis toujours. S’il revendique l’influence évidente de Tarantino et Leone, il cite encore parmi ses « héros » de toujours dans le septième art un maître du film d’horreur comme John Carpenter ou, pour son culte d’un cinéma célébrant l’imagination, David Lynch. Les deux premiers, d’ailleurs, seraient selon lui tout à fait à leur place au Maroc. « Ce sont des cousins ». Leone « pourrait être un berbère ». Et Tarantino, « c’est comme un mec de Casa, cette ville adolescente toujours en mouvement. » D’ailleurs, « si on s’installe à une terrasse de café à Casablanca, on verra se dérouler tout le temps des situations tarantinesques ».
Burning Casablanca évoque la condition de la femme, les violences policières, le poids de la religion et la vie des marginaux dans la capitale économique
Comme dans Burning Casablanca, il y a toujours avec Tarantino « de l’humain mélangé à de la violence ». À la célèbre école de cinéma parisienne de la Femis, où le réalisateur est venu finir ses études après un bac passé au Maroc et deux années de philosophie, sa meilleure amie était sans surprise Julia Ducournau, la jeune cinéaste française qui vient de recevoir la palme d’or à Cannes pour son étonnant Titane, film de genre queer aussi effrayant qu’original.
Lynch, Tarantino, Carpenter, Leone, Ducournau
Mais, dit de façon insistante Ismaël El Iraki, il n’y a aucune raison d’opposer les différents types de cinéma. « Certes, je réalise, et je continuerai sur cette voie (son prochain film, autour du trafic de drogue, devrait être un thriller), des films de genre. Mais, assure-t-il sans penser proposer ainsi un oxymore, ce que je fais, comme Ducournau, peut être considéré comme du cinéma de genre d’auteur. » Ses références cinématographiques marocaines, où les noms de Faouzi Bensaïdi et Nabil Ayouch en tant qu’auteurs de Mille Mois et de Mektoub lui viennent immédiatement à l’esprit, sont raccord avec cette affirmation. Tout comme le contenu de Burning Casablanca, certes un film très rock’n roll mais aussi un long-métrage qui évoque la condition de la femme, les violences policières, le poids de la religion et la vie des marginaux dans la capitale économique marocaine.
Ce qui est certain, c’est qu’Ismaël El Iraki prend le cinéma très au sérieux. Même s’il a eu le plus grand mal à financer son film, il n’a pas voulu transiger sur ce qui lui paraissait nécessaire pour que « le langage » de Burning Casablanca ressemble à ce qu’il désirait. À savoir un film tourné en pellicule en 35 mm et en cinémascope, avec des décors construits, des effets spéciaux réalisés en live et une musique omniprésente et spécialement composée pour l’occasion. Le tout pour un budget qui ne pouvait dépasser le million d’euros, ce qui paraît incroyable en raison de ce qui apparaît à l’écran. Pour y arriver il a fallu, tient-il à préciser, l’implication de toute une équipe, techniciens et comédiens, prête à travailler dans des conditions extrêmes : peu de prises, des lieux familiaux pour abriter le tournage, le système D quand cela était possible (Larsen porte certains des vêtements du réalisateur, etc). Le fait qu’il se soit entouré derrière la caméra d’amis du temps de la Femis et devant la caméra de comédiens tous choisis d’avance – à part Ahmed Hammoud dans le rôle de Larsen – afin de leur proposer un rôle sur mesure a évidemment facilité les choses. Il est clair notamment que Khansa Batma, qui crève l’écran dans le rôle de Rajae, a pris un réel plaisir à jouer.
Nouvelle vague marocaine
Est-il nécessaire d’ajouter que Burning Casablanca est un film divertissant et souvent amusant, malgré la violence et les drames qu’il met en scène et son arrière-plan fort sérieux ? Des qualités qui, selon Ismaël El Iraki, seront pendant les temps à venir la marque d’une nouvelle vague qu’il suppose en train d’émerger dans le paysage cinématographique marocain, avec à sa tête de nombreuses femmes réalisatrices. Nul doute qu’il sera l’un des porte-drapeaux de cette nouvelle génération de cinéastes si celle-ci tient ses promesses.
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