Que deviennent les Français de Côte d’Ivoire ?

Un an après les « événements » d’Abidjan, la plupart des expatriés sont rentrés dans leur pays d’origine. Où ils vivent des fortunes diverses.

Publié le 7 novembre 2005 Lecture : 8 minutes.

Le salon d’Hélène Akoun est presque vide et les murs sentent encore la peinture fraîche. Une table, quelques chaises, un canapé usé, une télé et des cartons encore fermés meublent la pièce. Seule décoration de l’appartement, la sculpture africaine en ébène, déposée sur le radiateur près de la fenêtre, est là pour témoigner que la famille Akoun a connu autre chose que le marché et les rues grises de Maisons-Laffitte, en banlieue parisienne.
Il y a un an, la chirurgienne-dentiste, 38 ans, et son mari, courtier en assurances, habitaient en Côte d’Ivoire. Leurs enfants, 8 et 11 ans, ont grandi dans une belle maison d’Abidjan. Mais les « événements » du 6 novembre 2004 (c’est ainsi que les rapatriés de Côte d’Ivoire parlent de la destruction des Sukhoï ivoiriens par la force Licorne et la « chasse aux Français » qui s’est ensuivie dans la capitale économique) ont irrémédiablement fait prendre à la vie de ces Franco-Ivoiriens un tour nouveau. À l’image de la majorité des 8 300 autres rapatriés français qui ont été évacués vers la mère patrie, où ils n’avaient que peu – voire jamais vécu.
Il a fallu recommencer de zéro, se remettre du choc – parfois atroce pour celles qui ont été violées (14 plaintes ont été déposées dans des tribunaux en France, mais ont bien peu de chances d’aboutir puisqu’on ne connaît pas les coupables) -, courir les administrations pour obtenir des aides, prier les autorités locales de leur trouver un toit. En août, après avoir vécu chez des amis pendant trois mois, puis dans un petit appartement trouvé par chance, Hélène Akoun a été l’une des premières à obtenir un logement social dans la région parisienne. Mais dans un trois pièces sans balcon, on se sent à l’étroit. « Il faudra que je trouve plus grand. C’est dur pour les enfants. Les copains de ma fille à l’école ne comprennent pas pourquoi elle ne veut pas « jouer à la guerre » avec eux… »
À l’heure du triste premier anniversaire de leur retour en France, les rapatriés de Côte d’Ivoire crient encore leur colère. Contre l’administration française, complexe et impersonnelle, qui ne les aide pas. Contre le gouvernement, sourd à leurs appels au secours. Contre Jacques Chirac et la diplomatie du Quai d’Orsay, source de tous leurs malheurs. Contre la France, si peu accueillante, où l’emploi se fait rare. Seuls épargnés de cette rancoeur, les Ivoiriens. « La haine de novembre 2004 contre nous ne fait pas partie de leur mentalité. Ils ont été manipulés », explique Marc Balzer, président de l’Association des entreprises sinistrées de Côte d’Ivoire (Aesci). « Nous n’avions jamais eu de problème jusqu’à ce que la France impose des ministres issus de la rébellion à Laurent Gbagbo, en janvier 2003. Nous sommes otages d’une situation géopolitique et diplomatique qui ne dépend pas de nous. »
Voilà pourquoi, par le biais de son association forte d’une centaine de PME et PMI qui ont fait faillite au lendemain du 6 novembre, il continue à se battre pour obtenir une aide accrue des autorités françaises. « Nous sommes des fleuristes, des coiffeurs, des boulangers, des hôteliers… Les grands groupes qui font la politique de la France avec le Quai d’Orsay n’auront pas de problème à retourner en Côte d’Ivoire. Nous, si ! »
En décembre 2004, encore sous le choc de la haine antifrançaise, et dans l’urgence de régulariser la situation de 8 300 « nouveaux » Français, le gouvernement prenait un décret attribuant aux rapatriés de Côte d’Ivoire des droits équivalents à ceux dont les Français d’Algérie avaient bénéficié en 1962. Soit une aide exceptionnelle de 750 euros par personne et 250 euros par enfant à charge, l’ouverture de droits à la Couverture maladie universelle (CMU) et au RMI, ainsi qu’une participation de 10 % à l’investissement pour la création d’entreprise (plafonnés à 40 000 euros). L’enveloppe totale de l’aide d’urgence était de 5 millions d’euros ; elle a bénéficié à 1 450 familles (tous ceux qui n’étaient pas protégés par leur statut de fonctionnaire ou de salarié de grande entreprise).
Pour ceux qui ont tout perdu, c’est peu, estiment les entrepreneurs. « Les Français d’Algérie ont obtenu des aides parfois bien plus importantes. Si on nous a mis dans le même sac, il faut tenir la logique jusqu’au bout. Une aide de 10 % pour créer une entreprise, dans un délai de dix-huit mois puisque la mesure est temporaire, ne peut pas nous aider à trouver des fonds et être crédibles auprès des banques », s’insurge Marc Balzer, auparavant tenancier d’un complexe hôtelier qui a brûlé sous ses yeux le 6 novembre : 600 000 euros partis en fumée.
L’Aesci estime entre 50 millions et 60 millions d’euros les pertes subies par les membres de son association. Soit deux mois d’entretien de la force Licorne, calcule son président… « Nous ne pouvons pas attaquer individuellement le gouvernement ivoirien, mais la France, si elle a la volonté politique, peut entreprendre une action juridique. On ne rêve pas, on n’aura rien tant que la situation ne se sera pas améliorée, mais on veut que les demandes soient faites maintenant, pour profiter, à la fin de la crise, des aides promises à Abidjan par la Banque mondiale et le FMI. » En attendant, selon l’Aesci, quelque 200 plaintes contre X ont été déposées en France devant les tribunaux de grande instance.
À la Mission interministérielle aux rapatriés (MIR) à Paris, on estime pourtant que le dispositif d’aides mis en place en décembre 2004 n’est pas une loi d’indemnisation générale. Rien à voir, soulignent ses responsables, avec le rapatriement du million de Français d’Algérie en 1962. « Il faut être prudent, explique la MIR, car il y a encore des cas individuels de détresse qui méritent notre aide, mais la comparaison avec l’Algérie est erronée. Il s’agissait à l’époque d’un territoire sous autorité française. Ici, c’est une crise majeure dans un pays souverain qui a conduit un nombre important de nos compatriotes à revenir. Pour aller vite, on a cherché un instrument juridique déjà existant, afin d’aider individuellement les victimes de ce choc. On pourrait d’ailleurs avoir une autre lecture des choses : les rapatriés d’autres pays n’ont jamais bénéficié de mesures de ce genre… » Nabil Neffati, directeur du Comité d’entraide aux Français rapatriés (CEFR), rappelle aussi que « la France est l’un des seuls pays qui rapatrie ses ressortissants et s’occupent de ceux qui sont dans l’indigence. » Le Centre soutient encore 315 familles ayant besoin d’une caution pour trouver un appartement sur les 641 qui ont profité de ses services, à leur arrivée il y a un an.
La détresse absolue, les conditions de vie précaires se font chaque jour un peu plus rares. « Nous n’avons reçu que quarante dossiers pour l’aide à la création d’entreprise, tandis que seule une vingtaine de dossiers pour les aides d’urgence n’ont pas encore été réglés. La majorité des rapatriés se sont réinsérés », indique-t-on à la MIR. Pour faire bénéficier au plus grand nombre des mesures prises en décembre 2004, le statut de rapatrié a été élargi à ceux qui étaient rentrés en France avant novembre 2004 et n’ont pas pu retourner à Abidjan en raison des événements. La MIR est aussi en train d’étudier la possibilité de faire passer à 30 % de l’investissement l’aide à la création d’entreprise. Elle devrait aussi accélérer les autorisations d’exercer à la douzaine de médecins qui ont du mal à faire reconnaître leur diplôme en France.
Au-delà des enjeux financiers, les Français de Côte d’Ivoire doivent aussi faire face à des obstacles que la MIR ou le CEFR ne peuvent résoudre. Si certains ont retrouvé du travail, les chômeurs s’impatientent. Sur les 2 200 Français qui ont été accueillis par le CEFR en novembre 2004, avant de retourner dans leurs familles ou de trouver un logement, seulement 20 % travaillent aujourd’hui ou sont en formation. Les autres rencontrent les pires difficultés.
« On ne connaît pas les marchés porteurs, on ne travaille pas de la même manière. Comment voulez-vous qu’on arrive à créer une entreprise ou à trouver du travail ? La France a changé, c’est fou ! » s’étonne Sandrine Valette, 37 ans, dont plus de quinze passés en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui hébergée par un ami à Charenton-le-Pont dans la banlieue de Paris, elle porte toujours un pendentif en forme d’Afrique, donne son curriculum vitae à qui veut bien le prendre, et se balade avec une pochette rouge où sont rangés ses documents : lettres de la MIR, titre de rapatriée, fiches de salaires et de retraite. Des cotisations à la Caisse nationale de prévoyance sociale de Côte d’Ivoire (CNPS) qu’elle risque, comme tous les autres, de ne jamais récupérer. Avant la crise, les Français qui quittaient la Côte d’Ivoire recevaient automatiquement leur dû de la CNPS. Mais, en novembre 2004, ils sont partis trop vite…
Inadaptés, pour beaucoup, au marché du travail français, ils souffrent aussi de la mauvaise image de l’expatrié. « Avoir une expérience en Afrique n’est pas une bonne carte de visite », explique Marc Balzer. Les poncifs courent : il n’est plus dans le coup, il se reposait tranquillement au soleil, il a plein d’argent. « Mais on travaillait, nous, là-bas », répondent les rapatriés de Côte d’Ivoire. Bien sûr, il y avait aussi les boys, les femmes de ménage, les chauffeurs, les belles villas…
« Le complexe de supériorité de l’expatrié français était insupportable aux yeux de certains Ivoiriens, explique un binational. Il faut être plus humble quand on n’est pas chez soi. Bien sûr, on s’expatrie pour faire de l’argent, mais ça n’empêche pas le respect. » À Paris, Lille ou Nantes, fini les délicieux plats cuisinés par la mama de Cocody. Et, le matin, en se levant, on n’aperçoit plus le palmier au fond du jardin. « Il y a encore des illusions qui n’arrivent pas à tomber chez certains, explique Nabil Neffati. Ils n’ont pas fait le deuil de leur condition sociale et de leur mode de vie. Ceux qui acceptent tout de suite la perspective de rester en France y arrivent mieux. »
Les autres caressent l’idée de se réinstaller en Côte d’Ivoire, quand ils ne le sont pas déjà. « On ne vit pas comme des Français normaux. Soit les familles sont séparées, soit on vit dans la misère », explique Marie-Laure Delaunay, secrétaire générale de l’Association des rapatriés de Côte d’Ivoire (Arci).
Dans son appartement de Maisons-Laffitte, Hélène Akoun estime que « son pays d’origine a échoué dans sa mission de réintégrer ses ressortissants, puisque certains ne pensent qu’à retourner à Abidjan ». Elle connaît le problème. Son mari ne se fait pas à la vie en France. « Il fait des allers-retours incessants. Il garde espoir. Tout cela a des conséquences psychologiques au quotidien. » Car la jeune mère désire que ses enfants grandissent en paix. « J’ai été élevée dans la sérénité en Côte d’Ivoire. Je veux que mon fils et ma fille vivent aussi comme des enfants. La petite dernière ne connaît que les coups d’État en Côte d’Ivoire. C’est en France qu’elle pourra devenir une adulte, tranquillement. » Tant pis si son père préfère les rives de la lagune Ébrié aux quais de Seine.

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