Quatre garçons dans un train

Publié le 7 novembre 2005 Lecture : 3 minutes.

Hier, je me trouvais dans le train entre Rotterdam et Amsterdam, par une journée exceptionnellement chaude et ensoleillée. À un certain moment, à la faveur d’une halte, quatre jeunes Marocains sont entrés dans le wagon. Ils parlaient très fort, ils braillaient presque, dans ce mélange de rifain, de marocain et de hollandais qui constitue une sorte de langue secrète. Une langue secrète qui a quelque chose de menaçant pour ceux qui ne la comprennent pas, c’est-à-dire tout le monde… J’ai observé la réaction des autres voyageurs. La plupart se sont raidis imperceptiblement, certains ont piqué du nez dans leur livre ou leur journal, quelques-uns ont esquissé un sourire crispé du genre : bah, il faut bien que jeunesse se passe. Entretemps, les quatre adolescents continuaient de parler très fort, d’interpeller les voyageurs, de jouer aux durs, puis ils se sont assis, toujours aussi agités.
À un certain moment, l’un des adolescents dit aux autres qu’il venait tout juste de rentrer d’Al Hoceima. Je me suis alors penché vers lui et lui ai demandé, en marocain, s’il avait eu du beau temps pendant ses vacances. Très surpris, il m’a répondu que oui. Et il a ajouté, presque timidement, qu’il avait passé quatre superbes semaines dans le pays de ses ancêtres. Comme je parlais à voix basse, le jeune se mit aussi à parler à voix basse et ses amis se turent pour pouvoir mieux suivre la conversation.
Ils me demandèrent à leur tour si j’avais passé les vacances au Maroc. Je leur répondis que ça n’avait pas été le cas, hélas, et que cela faisait belle lurette que je n’avais eu l’occasion ou la possibilité de m’y rendre. Les quatre garçons me regardèrent avec incrédulité. Pour le coup, ils se transformèrent en agents zélés de l’Office marocain du tourisme. L’un d’eux se mit à vanter les plages du côté de Fnideq, un autre évoqua Tétouan en termes presque lyriques, le ressortissant d’Al Hoceima me fit tout un exposé sur sa région. Tout cela sur un ton normal, sans brailler et sans occuper plus d’espace qu’il n’est nécessaire. Dans le train, le soulagement était perceptible.
Lorsque le contrôleur arriva, ou plutôt la contrôleuse puisque c’était une femme, les quatre jeunes gens présentèrent leur titre de transport très poliment, avec force sourires, et l’accorte Batave y répondit de bonne grâce, avec quelques plaisanteries. Les jeunes gens exhibèrent aussi des cartes de réduction montrant qu’ils étaient élèves de lycée ou étudiants.
Alors, ce qui m’a fait réfléchir dans cette anecdote qui finalement ne comporte presque aucun fait, c’est le changement total de comportement de ces jeunes gens. Ils étaient entrés dans le train en jouant un rôle, sans même s’en apercevoir : celui de l’allochtone, du jeune d’origine étrangère braillard et vaguement menaçant alors qu’il s’agissait en fait de quatre garçons tout à fait sympathiques, bien habillés et rasés de frais, pas du tout en situation d’échec scolaire, leur carte de réduction en faisait foi. Il a suffi que quelqu’un leur parle, sur un ton normal, dans la langue du père, pour qu’ils redeviennent eux-mêmes.
Évidemment on ne peut pas exiger des chemins de fer néerlandais qu’ils postent dans chaque compartiment un adulte marocain, turc ou antillais pour effectuer la même métamorphose à chaque fois qu’un groupe de jeunes entre en clabaudant et en brassant de l’air… (Encore que… ça créerait des emplois et ça rendrait les voyages en train plus paisibles.) Mais si on pouvait convaincre les adolescents de cesser de jouer un rôle – un rôle qu’ils n’ont même pas choisi -, et les autochtones de cesser de penser en stéréotypes, alors ce serait toute la société, et pas seulement les trains, qui deviendrait plus pacifique.

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