Quand la charia tient les comptes

Les produits islamiques ont le vent en poupe, notamment le sukuk, l’emprunt obligataire, lancé par la Malaisie en 2002.

Publié le 7 novembre 2005 Lecture : 4 minutes.

Mahmoud al-Gamal, professeur à l’université de Rice (Texas), est chargé de suivre l’actualité des produits islamiques (prêts, obligations) pour le compte du département du Trésor. Affirmative action ? Pas du tout. Il s’agit bien plutôt de la réponse apportée à la déferlante de la finance islamique, jusqu’à présent cantonnée à une activité de niche du fait des restrictions imposées par la charia (voir encadré).
En 1974, au sommet de Lahore, l’Organisation de la conférence islamique (OCI) décide de créer la Banque islamique de développement (BID), basée à Djeddah, en Arabie saoudite. En 1975, la première banque islamique privée, la Dubaï Islamic Bank, voit le jour. En 1979, le Pakistan décide l’islamisation des banques, suivi, en 1983, par le Soudan et l’Iran. Mais l’expérience est un échec : faillite de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI) pakistanaise, pertes de la banque Fayçal en Égypte et quasi-faillite de la BID, renflouée par la Banque centrale d’Égypte. C’est grâce à la mondialisation que la finance islamique connaît un renouveau, avec, notamment, le lancement en 2002, par la Malaisie, du premier emprunt d’État islamique, le sukuk, l’obligation islamique.
Aujourd’hui, selon une étude de l’International Organization of Securities Commissions (IOSC) publiée en 2004, 265 banques islamiques détiendraient 262 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Ce marché s’est développé dans les pays musulmans, dans le Golfe et en Asie (Malaisie, Bangladesh, Brunei, Indonésie), à partir de Dubaï puis de Singapour.
En deux ans, l’encours des sukuks a été multiplié par quatre. Au total, le stock de dettes islamiques s’élèverait à 8 milliards de dollars et « pourrait atteindre un encours de 10 milliards de dollars d’ici douze à dix-huit mois », explique Atiq Ur Rehman, responsable des pays émergents au sein de la banque britannique HSBC. Certes, on est encore loin de l’encours de la dette obligataire classique, mais le marché est en pleine expansion.
Au début de l’année, la compagnie aérienne Emirates – dernière entreprise en date à avoir lancé un sukuk – a ainsi décidé d’emprunter 700 millions de dollars sur sept ans. De son côté, la Malaisie étudierait la possibilité d’un emprunt record de 1,3 milliard de dollars pour financer une centrale thermique de 140 mégawatts à Jimah. Ce qui fait dire à Atiq Ur Rehman que « le pipeline est très fourni ».
Le succès des sukuks a quatre explications : l’accumulation de pétrodollars liée à la flambée du baril, un surplus évalué à 29 milliards de dollars depuis 2001 ; le rapatriement des capitaux arabes placés aux États-Unis ; la montée des préoccupations religieuses des investisseurs ; la création de nouveaux produits financiers islamiques.
Si le sukuk se réclame ouvertement de l’islam, nul besoin, en revanche, d’être musulman pour en vendre ou y souscrire. La plus importante banque islamique est ainsi Citigroup, la première banque des États-Unis ! Ses concurrentes occidentales directes ne sont pas en reste, puisque HSBC, BNP Paribas ou encore la Standard Chartered se sont déjà ruées sur ce marché prometteur. Autre exemple : pour la première fois, un émetteur non musulman a eu recours, l’an dernier, à un produit issu d’une institution fidèle aux principes de la charia. Le Land allemand de Saxe-Anhalt a émis un sukuk pour emprunter 100 millions d’euros grâce à un leaseback (vente avec promesse de rachat) sur son parc immobilier. Les souscripteurs de l’emprunt émis par cet État perçoivent des loyers commerciaux et non des intérêts. De même, côté investisseurs, 53 % des souscripteurs du Pakistan International Sukuk de janvier 2005 ne provenaient pas du Moyen-Orient.
Parallèlement au succès des sukuks, ces emprunts obligataires réservés aux États et aux entreprises, les particuliers les plus fortunés peuvent investir dans une centaine de fonds en actions « islamiques », avec généralement un ticket d’entrée minimum de 50 000 dollars. Ces fonds d’un encours de l’ordre de 5 milliards de dollars sont commercialisés aussi bien par des banques arabes, comme le fonds de la banque Al-Baraka ou le Dow Jones Islamic Fund de la banque Wafra, que par des banques occidentales.
Mais le citoyen lambda n’est pas oublié : les banques de détail proposent des comptes courants et des financements immobiliers halal. Dans les pays du Golfe, 20 % à 30 % des dépôts sont « islamiques », 10 % en Malaisie et 2 % à 3 % en Turquie. En Arabie saoudite, depuis qu’une plaque de cuivre a été apposée, en 2002, dans son hall pour attester de sa compatibilité avec la charia, la banque Al-Jazira, à Djeddah, a doublé ses profits chaque année.
Face à ce succès, la National Commercial Bank, première banque arabe au monde, envisage de porter la part de ses prêts islamiques de 16 % à 80 % de ses crédits, voire de devenir une banque « tout islamique ». Dans le domaine du courtage d’actions, Al-Jazira a raflé la place de numéro un, en mettant en place un système d’achat à crédit, l’équivalent du système de l’appel de marge. Dans le domaine de l’assurance-vie, le takaful, a priori considéré par l’islam comme un pari contre la volonté de Dieu et donc comme un manque de foi, le contrat d’Al-Jazira a été validé par le conseil islamique de la banque, grâce à des primes d’assurances mutualisées et non plus individualisées. Depuis, 12 500 entreprises saoudiennes ont souscrit à cette assurance-vie. En Turquie, première économie musulmane du monde, Amanah, la filiale islamique de la banque britannique HSBC, basée à Dubaï, a accordé l’an dernier dix fois plus de crédits islamiques qu’en 2001 !
Si cet engouement pour les produits financiers islamiques s’est surtout manifesté dans les pays du Golfe, au Royaume-Uni, un pays qui compte 2 millions de musulmans, HSBC et Lloyd’s TSB, des banques grand public, proposent depuis cette année des financements immobiliers compatibles avec la charia (mortgage), à la suite de l’Islamic Bank of Britain, créée en 2004. Au niveau mondial, les experts estiment que, d’ici huit à dix ans, la moitié des dépôts du 1,5 milliard de musulmans de la planète pourrait se retrouver dans des banques islamiques !

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