Patrick Fitzgerald

Procureur spécial dans l’affaire des fuites de la Maison Blanche, il a réussi à inculperLewis Libby, le bras droit de Cheney. Dommage qu’il ait manqué Karl Rove !

Publié le 7 novembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Les flics irlandais ont longtemps eu la réputation d’être les meilleurs de New York. Fans de la Vierge Marie et portés sur le whiskey, ils étaient durs, teigneux, incorruptibles. Les temps ont changé, certains de leurs enfants sont devenus magistrats, mais un Irlandais reste un Irlandais. Le père du procureur spécial Patrick Fitzgerald n’était pas policier, mais portier d’un immeuble de Manhattan. À en juger par la pugnacité de son fils, il aurait mérité de l’être. Au terme d’une traque de près de deux ans, c’est en effet ce dernier qui vient de faire tomber Lewis « Scooter » Libby (55 ans), le bras droit du vice-président Dick Cheney – le Cheney’s Cheney, comme certains le surnomment.
Fitzgerald a certes laissé échapper le « cerveau » du clan Bush, Son Éminence (grise) Karl Rove en personne, mais ce n’est peut-être que partie remise. En tout cas, l’enquête continue… Rove (54 ans), c’est le champion toutes catégories des coups tordus, capable de détruire n’importe quel adversaire à coups de mensonges, de rumeurs malveillantes et de fuites dans la presse ; mais aussi le « sociologue » surdoué qui maîtrise tellement bien la carte électorale américaine qu’on se demande si, tel l’empereur romain Caligula, il ne serait pas capable de faire élire son cheval. Pour l’instant, il n’a réussi qu’à installer un fils de famille modestement doué dans le fauteuil de maître du monde – ce qui n’est déjà pas mal.
Moins roué ou moins prudent, son ami Libby a donc été inculpé dans l’affaire dite du « Plamegate », mais tout dans ce scandale porte la griffe de Rove. Les faits sont connus. En février 2002, la CIA charge l’ancien ambassadeur Joseph Wilson d’enquêter au Niger. Elle soupçonne Saddam Hussein d’avoir tenté de s’y procurer de l’uranium destiné à une hypothétique arme nucléaire. À l’époque, la centrale est harcelée par les faucons de l’administration, pressés de découvrir – ou de fabriquer – des preuves de l’existence d’armes de destruction massive pour justifier l’invasion de l’Irak. Wilson enquête donc, ne trouve pas l’ombre d’une transaction de ce type et le consigne scrupuleusement dans un rapport transmis à la Maison Blanche et… aussitôt oublié dans un tiroir.
Le 28 janvier suivant, dans son discours sur l’état de l’Union, Bush, comme si de rien n’était, accuse Saddam d’avoir tenté d’acheter de l’uranium en Afrique. Wilson n’en croit pas ses oreilles. Ulcéré, il publie dans le New York Times du 14 juillet une tribune où il démonte les allégations présidentielles : « Ce que je n’ai pas trouvé en Afrique ». Embarras à la Maison Blanche, où l’on s’empresse d’allumer des contre-feux. Il faut coûte que coûte discréditer la mission Wilson et punir l’impudent rapporteur. Quelques jours plus tard, l’éditorialiste conservateur Robert Novak révèle que Valerie Plame, l’épouse de Wilson, est un agent de la CIA et suggère que le diplomate aurait été envoyé au Niger grâce à un « piston ». Cette indiscrétion dont ont bénéficié, outre Novak, une demi-douzaine de journalistes, met en danger la sécurité de l’agent Plame, de ses réseaux et de ses collègues ? Qu’importe : dommage collatéral…
L’ennui est que, dans certaines conditions, elle peut aussi constituer un crime fédéral. Et c’est là que le procureur Fitzgerald entre en scène. Le 30 septembre 2003, une enquête lui est confiée par le ministère de la Justice, tandis que Bush amuse virilement la galerie : « S’il y a eu une fuite, je veux savoir qui en est à l’origine. Et si un responsable a violé la loi, on s’en occupera. » Le président mentait-il effrontément ou avait-il été tenu dans l’ignorance du complot ? On pencherait plus volontiers pour la seconde hypothèse s’il n’avait un jour affublé Rove du surnom affectueux de « Turd Blossom », qu’on pourrait traduire, avec des pincettes, par « fleur de merde ». Même si, comme c’est malgré tout probable, ses conseillers ont voulu lui éviter de se salir les mains, on imagine difficilement qu’il ait pu ne pas être effleuré par le soupçon.
En janvier 2004, un grand jury de vingt-trois membres (six feront ultérieurement défection) est constitué. Dans le scepticisme général : jamais, à ce jour, Rove n’a été pris la main dans le sac. Pour ne rien arranger, le système judiciaire américain est largement infiltré par des conservateurs prompts à étouffer les affaires gênantes. Mais Fitzgerald n’en a cure. En bon Irlandais, ancien élève des jésuites de surcroît, c’est un boy-scout bagarreur fanatiquement attaché à ses convictions et au respect de la loi. Et puis, il en a vu d’autres… Dans le passé, il n’a pas hésité à inculper quelques très grosses « pointures », des chefs de la mafia new-yorkaise (sans succès, il est vrai) à Oussama Ben Laden, pour son rôle présumé dans les attaques contre les ambassades américaines à Dar es-Salaam et à Nairobi. Il y a chez lui un côté James Stewart dans Mr Smith au Sénat : seul contre tous, le héros américain triomphant des turpitudes washingtoniennes pour restaurer les valeurs fondatrices de l’Union… On peut sourire, mais que deviendrait la démocratie américaine sans ces sympathiques énergumènes ?
Maternés par le procureur spécial, les jurés (parmi lesquels une majorité d’Africaines-Américaines) se mettent au travail, à raison de deux séances hebdomadaires. Ils passent au crible des montagnes de documents, auditionnent des dizaines de témoins. Libby et Rove déposeront sous serment à plusieurs reprises. Bush et Cheney aussi, mais sans serment.
Fitzgerald comprend vite qu’il ne parviendra pas à prouver que les hommes du président ont divulgué l’identité d’un agent secret « en connaissance de cause » et « dans le but de nuire à la sécurité nationale ». Or c’est la condition pour que la qualification de crime fédéral puisse être retenue. Faute de pouvoir attaquer sur le fond, il déclenche l’offensive à la périphérie de l’affaire : en février 2004, son mandat est étendu, à sa demande, à d’éventuels « parjures, obstructions à la justice, destruction de preuves et intimidation de témoins ».
Les témoins, justement, le magistrat ne va pas les ménager. Matthew Cooper, de l’hebdomadaire Time, est menacé d’incarcération dans le cas où il s’obstinerait à ne pas révéler l’identité de son informateur. Le 7 juillet dernier, il craque : sa « gorge profonde » se nomme Karl Rove. Or ce dernier, lors de sa première audition, avait omis de mentionner sa conversation avec le journaliste… Mais il avait eu l’habileté de suggérer le nom de Valerie Plame sans jamais le prononcer. Cette circonspection explique peut-être, au moins en partie, qu’il n’ait pas encore été inculpé.
Judith Miller, du New York Times, est elle aussi mise sous pression. Mais elle tient bon, refuse de livrer le moindre nom et… se retrouve en prison. Après trois mois de détention, elle craque à son tour, le 30 septembre : son informateur, c’est Libby.
Un mois plus tard, le Grand Jury prend sa décision à la majorité simple. Le Cheney’s Cheney, qui avait affirmé sous serment avoir obtenu d’un journaliste ses informations sur les activités de Plame alors qu’il les tenait d’au moins trois membres de l’administration (dont son patron direct), est inculpé de « parjure », de « fausses déclarations » et d’« entrave à la justice ». Il risque jusqu’à trente ans de prison et une amende de 1,25 million de dollars. « C’est un crime très grave qui touche à la sécurité nationale », estime Fitzgerald. La démission du chef de cabinet du vice-président est aussitôt acceptée, « avec regret », par Bush.
Reste à savoir si le tribunal appelé à juger Libby suivra les réquisitions du procureur. Beaucoup en doutent, mais sait-on jamais : la justice américaine est ainsi faite qu’il est possible de la dévoyer un moment, mais qu’une fois lancée il est très difficile de l’arrêter. La seule solution pour Libby serait de négocier au préalable un accord avec Fitzgerald. Pour cela, sans doute lui faudrait-il « balancer » quelques noms…
Reste aussi le cas Rove. Selon toute apparence, le « Boy Genius » de Bush réussira une nouvelle fois à passer à travers les mailles du filet. Dans son (détestable) genre, ce type est en effet un génie. Du moins peut-on espérer que, déstabilisé et affaibli, il mettra à l’avenir un bémol à ses vilenies.
Reste enfin à évaluer les conséquences du Plamegate sur le second mandat bushien, déjà plombé par une série de déboires, de la gestion calamiteuse de l’après-Katrina au retrait de la candidature d’Harriet Miers à la Cour suprême en passant par la situation en Irak. Les résultats d’un récent sondage incitent à en relativiser l’importance : seuls 30 % des Américains connaissent le nom de Rove. Et moins encore celui de Libby.

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