Le rêve brisé

Et si l’inculpation de Lewis Libby, l’un des concepteurs de la guerre en Irak, accélérait la prise de conscience de l’échec tragique de la politique moyen-orientale de l’administration Bush ?

Publié le 7 novembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Pourquoi les États-Unis ont-ils envahi l’Irak ? C’est la question dérangeante que la Maison Blanche s’efforce d’escamoter, mais qui est posée avec de plus en plus d’insistance par la presse et par l’opinion américaines, par les sénateurs démocrates et par des personnalités de premier plan à la retraite. Le fait que les origines de la guerre restent un mystère est en lui-même assez étonnant dans une société aussi ouverte que les États-Unis.
La guerre et la manière dont elle a été – et continue d’être – menée ont été violemment dénoncées, ces derniers temps, par des poids lourds de la politique étrangère américaine comme Brent Scowcroft, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Bush senior, Zbigniew Brzezinski, qui jouait le même rôle auprès de Jimmy Carter, et Lawrence Wilkerson, l’ancien directeur de cabinet du secrétaire d’État Colin Powell. Leur verdict est unanime : la guerre a été une erreur ruineuse, et même suicidaire, une entreprise dans laquelle les États-Unis ont été embarqués par une « cabale », selon le mot de Wilkerson.
L’occasion de faire la vérité, du moins en partie, sur ses origines se présentera peut-être si Lewis « Scooter » Libby, l’ancien directeur de cabinet du vice-président Dick Cheney, est traduit en justice (voir « L’homme de la semaine », pp. 24-25). Libby fut l’un des principaux architectes néoconservateurs de la guerre d’Irak avec Paul Wolfowitz et Douglas Feith, alors numéros deux et trois du ministère de la Défense. Wolfowitz est aujourd’hui président de la Banque mondiale, et Feith n’est plus au Pentagone. La faction néocon pro-israélienne, qui poussait si fort à la guerre, a perdu trois de ses membres les plus actifs. Mais il en reste beaucoup d’autres, à des postes clés. Eliott Abrams est le faucon anti-iranien le plus virulent du Conseil national de sécurité, et Cheney, privé de Libby, s’est empressé de faire de John Hannah son principal conseiller pour la sécurité nationale. Ancien membre de l’Institut Washington sur la paix au Proche-Orient, Hannah semble avoir alimenté la Maison Blanche en fausses informations sur les armes irakiennes par l’intermédiaire de l’obscur service de renseignements mis en place par Feith au Pentagone, l’Office des projets spéciaux.
Libby pourrait être jugé pour avoir délibérément révélé à des journalistes l’identité d’un agent de la CIA, Valerie Plame, qui travaillait dans le domaine hautement sensible de la prolifération nucléaire. Sans doute pour discréditer son mari, l’ambassadeur Joseph Wilson, qui avait publiquement mis en doute les déclarations de l’administration Bush selon lesquelles l’Irak avait acheté de l’uranium au Niger. C’était en effet un mensonge fondé sur des documents falsifiés. Le responsable de la falsification n’est pas encore identifié, mais l’Office des projets spéciaux de Feith semble tout indiqué. On ignore encore si Libby cherchera à négocier un compromis avec le procureur Fitzgerald – par exemple, en mettant en cause d’autres personnes – ou s’il préférera passer en jugement.
Mais cette affaire n’est qu’un élément d’un tissu de mensonges, de fausses informations, d’articles tronqués et de pures inventions qui ont entraîné l’Amérique dans la désastreuse guerre d’Irak, laquelle a déjà provoqué la mort de deux mille soldats américains et de dizaines de milliers d’Irakiens, mais également coûté quelque 250 milliards de dollars au contribuable américain. Pour la présidence Bush, elle est potentiellement aussi destructrice que le scandale du Watergate, qui, en 1974, provoqua la démission du président Richard Nixon. Elle pourrait révéler au public américain l’énormité du coût des relations étroites, presque incestueuses, que l’Amérique entretient avec Israël.
Outre les néoconservateurs, qui ont inspiré la politique moyen-orientale des États-Unis, les autres personnages clés du scandale sont le vice-président Dick Cheney, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le principal conseiller politique de Bush, Karl Rove. Chacun semble avoir eu ses raisons de faire la guerre. Rove, le stratège de la carrière politique de Bush, peut avoir vu dans la guerre une occasion de consolider les positions électorales du Parti républicain et le statut de « chef de guerre » du président. Il lui fallait une guerre parce que l’impact de la campagne afghane s’affaiblissait déjà. Cheney peut avoir été séduit par la perspective de faire de cet Irak aux fabuleuses richesses pétrolières un État client de l’Amérique, avec des contrats de reconstruction juteux pour Halliburton, le consortium dont il fut naguère le PDG. Rumsfeld peut avoir considéré qu’après le 11 Septembre il fallait donner aux Arabes une sévère leçon pour les convaincre de la puissance militaire américaine et leur faire passer l’envie de recommencer.
Parce que le 11 Septembre a jeté le doute sur la vieille alliance avec les Saoudiens, plusieurs membres de l’administration, à commencer par Bush lui-même, ont pu penser qu’un Irak laïc revenu dans l’orbite américaine serait susceptible de faire contrepoids à cette Arabie saoudite présentée par certains analystes américains comme un ennemi et comme un foyer d’extrémisme islamiste.
Pour leur part, les néocons ont vu dans la guerre un moyen de consolider fortement l’environnement sécuritaire d’Israël. La destruction, le démembrement et le remodelage de l’Irak affaibliraient inéluctablement les Arabes, porteraient un coup très dur au mouvement nationaliste, élimineraient toute possibilité d’un « front arabe oriental » dirigé contre l’État hébreu et priveraient les Palestiniens du peu de soutien dont ils disposent encore dans la région. Certains ont même dû espérer que, par une sorte d’effet domino, le monde arabo-musulman se restructure et se rapproche d’Israël et des États-Unis.
Les objectifs de cet ambitieux programme étaient dissimulés derrière de belles déclarations promettant aux Arabes « démocratie » et « liberté ». Bush lui-même s’est fait l’avocat de cette politique, après s’être laissé apparemment convaincre de l’existence d’un lien organique entre la démocratie arabe et la sécurité américaine. Les sociétés arabes devaient être réformées, au besoin par la force, pour éloigner la menace terroriste des États-Unis et de leurs alliés.
La guerre d’Irak a démontré l’inanité de ces conceptions. Au lieu de porter Bush au pinacle, comme Rove l’avait espéré, elle a provoqué son effondrement dans les sondages (il ne recueille plus que 38 % d’opinions favorables). Loin de faire de l’Irak un État client de l’Amérique, ou un suppléant de l’Arabie saoudite, la guerre a suscité un violent antiaméricanisme chez les Arabes et les musulmans du monde entier. Loin d’éliminer le terrorisme, elle a fait de l’Irak une pépinière de djihadistes. Loin de démontrer l’invincibilité de l’Amérique, elle a mis en évidence les limites de sa puissance militaire.
À mille lieues des rêveries néocons d’une « démocratisation » du Moyen-Orient par la force armée pour servir les intérêts américains et israéliens, la guerre a créé une zone de violence exarcerbée, d’anarchie et d’affrontements sectaires qui risquent de déborder le théâtre irakien pour atteindre les frontières mêmes d’Israël.
Dans son article du New Yorker, Brent Scowcroft écrit qu’au lieu de faire la guerre en Irak, l’Amérique aurait dû multiplier les efforts pour régler le conflit arabo-israélien. Le conseil n’a rien perdu de sa pertinence. Bush saura-t-il l’écouter ?

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