L’affaire Mahé en questions

Six mois après le meurtre d’un Ivoirien par des soldats français, coupables et responsables vont devoir affronter la justice. Quand l’armée nettoie ses écuries…

Publié le 7 novembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Les premières sanctions sont donc tombées, le 2 novembre, à Paris, dans le cadre de ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Firmin Mahé ». Deux généraux, un colonel, un adjudant chef et deux soldats du rang de l’armée française sont frappés d’un blâme ministériel – soit la sanction la plus lourde du premier groupe des mesures disciplinaires prévues par le statut général des militaires. Les six hommes, mutés pour la plupart, font également l’objet d’une enquête diligentée par le Tribunal aux armées pour « homicide volontaire ». Du jamais vu en France depuis quarante ans.

Comment et pourquoi Firmin Mahé a-t-il été tué ?
On sait désormais l’essentiel sur le meurtre, le 13 mai 2005, de ce « coupeur de routes » présumé de l’Ouest ivoirien. Blessé par une patrouille française puis emmené à bord d’un blindé vers l’hôpital de Man – selon certains témoignages, il aurait été exhibé, attaché à la tourelle d’un VBL, pendant la traversée du village de Beoué -, Firmin Mahé, 30 ans, est étouffé au cours de son transfert à l’aide d’un sac en plastique. Ce que l’on ignore encore cependant, c’est pourquoi l’adjudant chef et les deux soldats qui ont perpétré cet acte à l’intérieur même du char en sont arrivés là. « Dans leur esprit, il valait mieux que Mahé disparaisse », lâche, laconique, le général Bentegeat, chef d’état-major des armées – avant de suggérer que les militaires français, « très impliqués auprès des populations », et persuadés que la justice ivoirienne allait à nouveau le remettre en liberté, auraient jugé utile de débarrasser une fois pour toutes la région de ce bandit notoire. L’explication est un peu courte, tant asphyxier un homme blessé à mains nues semble relever du sadisme. Après tout, le peloton de chasseurs alpins, qui avait déjà tiré six cent cinquante cartouches pour atteindre Mahé à la jambe, aurait pu en tirer une de plus pour l’achever et le déclarer mort pendant sa fuite. Pourquoi l’étouffement ?

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Pourquoi ce scandale a-t-il été rendu public ?
Pour éviter, justement, le… scandale. En l’occurrence, la technologie du numérique qui permet la circulation des photos sur Internet, la présence des médias et des ONG, bref « l’effet Abou Ghraib », ont joué à plein. Lorsque le haut état-major et la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie ont été informés de l’affaire, ils se sont très rapidement rendu compte qu’elle était connue d’un certain nombre de militaires ayant opéré en Côte d’Ivoire. En l’occurrence, c’est un capitaine fraîchement rentré d’Abidjan qui a « vendu la mèche » à un général de ses parents en poste à Nantes, lequel en a averti son supérieur direct Bernard Thorette, chef d’état-major de l’armée de terre. Il fallait donc agir vite avant que l’affaire éclate dans les médias – ce qui aurait été du plus mauvais effet. Et démontrer que l’armée française, qui sait balayer devant sa porte quitte à livrer ses brebis galeuses en pâture à l’opinion, parce qu’elle l’a elle-même décidé, a définitivement tourné la page des guerres coloniales.
À cet égard, il est notable que les quatre officiers généraux concernés par cette histoire (les deux blâmés Poncet et Malaussène et les deux procureurs Bentegeat et Thorette) ont un profil identique : saint-cyriens, la cinquantaine, ils ont tous servi à un moment ou à un autre en Afrique. Mais, à la différence de leurs supérieurs, les deux premiers, et notamment Henri Poncet, que l’on dit très marqué par l’Algérie, où il est né, ont une culture d’hommes de terrain où l’honneur d’un chef consiste à couvrir ses hommes jusqu’au bout.

Justice militaire ou Cour pénale internationale ?
Dans le cas d’espèce, la justice est et restera militaire : en matière de crimes et délits commis par des soldats français à l’étranger, le Tribunal aux armées de Paris est en effet seul compétent. Reste que la France est signataire du statut de la Cour pénale internationale (CPI), laquelle est habilitée (article 8) à juger des crimes de guerre perpétrés en zones de conflit tels que l’homicide volontaire, la torture et les traitements inhumains. Un recours à la CPI est-il dès lors possible ? La France, qui reproche volontiers aux États-Unis (ou à Israël) de s’exonérer de toute juridiction internationale, montrera-t-elle l’exemple ? Non. Car la France, on ne le sait pas assez, a beaucoup bataillé pour introduire dans le statut de la Cour le fameux article 124 – une disposition transitoire qui protège les militaires du pays qui le souhaite contre toute poursuite concernant les crimes de guerre. Et ce pendant une période de sept années à partir de l’entrée en vigueur du statut à son égard. Or Paris a officiellement déposé son instrument de ratification de la CPI le 9 juin 2000, ce qui lui laisse le loisir d’user de l’article 124 jusqu’en juin 2007. Les autorités françaises ont certes la possibilité de passer outre à cette disposition purement facultative, mais elles ne le feront pas. La « ligne Chirac » est en ce domaine similaire aux lignes Bush, Sharon, Blair ou autres : protéger au maximum l’armée de toute ingérence de la part des juridictions internationales.

Pourquoi les Ivoiriens font-ils profil bas ?
La quasi-absence de réactions officielles des autorités ivoiriennes au meurtre d’un de leurs ressortissants – une affaire pourtant éminemment exploitable – surprend. Mais elle s’explique. Loyaliste le jour, rebelle la nuit et membre d’une milice d’autodéfense aux allégeances variables, Firmin Mahé n’est véritablement revendiqué par aucun camp. En outre, dans un pays où la majorité de la population est lasse de l’inefficacité de la police et de la justice, la mort d’un présumé voyou de grand chemin est un non-événement. À Abidjan, comme partout ailleurs, les phénomènes de « justice populaire » ne sont pas rares, tout comme les exécutions sommaires perpétrées par les « corps habillés » (les forces de l’ordre) en toute impunité. Certains soupçonnent aussi les Français d’avoir voulu faire toute la lumière sur un fait précis, mais très circonscrit, afin d’éviter d’enquêter sur d’autres « dérapages » beaucoup moins incontrôlés – notamment les morts de novembre 2004 à Abidjan. Enfin, côté pouvoir, la tentation de conclure un « deal » implicite avec Paris entre cette affaire et l’enquête en cours sur le bombardement du contingent Licorne de Bouaké – laquelle enquête piétine étrangement aux portes de la présidence – n’est pas à exclure.
Reste le « cas Mahé ». Nul ne sait ce qu’est devenu son corps, que les militaires français auraient abandonné sans vie à la morgue de l’infirmerie-hôpital de Man. Saisi par son homologue française, le procureur militaire ivoirien Ange Kessi aura pour tâche de retrouver trace de la dépouille et de « recueillir les demandes de réparations » formulées par sa famille. Il devrait aussi entendre le témoignage de sa petite amie, Édith, qui, ce vendredi 13 mai 2005, avait décidé d’accompagner Firmin sur la route du marché de Guiéhiébli pour y acheter du poisson d’eau douce.

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