Ben Ali dépose Bourguiba
C’est un matin d’automne. Un timide soleil pointe à l’horizon. Citoyens lambdas et hauts responsables s’apprêtent à rejoindre leur lieu de travail, lorsque, vers 6 h 30, une voix familière annonce à la radio : « Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux. Nous, Zine el-Abidine Ben Ali, Premier ministre de la République tunisienne, déclarons ce qui suit. »
La voix est grave mais dénuée d’émotion, celle d’un homme décidé à aller jusqu’au bout de son destin : « Les énormes sacrifices consentis par le leader Habib Bourguiba, premier président de la République tunisienne, en compagnie d’hommes valeureux, pour la libération de la Tunisie et son développement sont loin de se compter. »
Surpris, mais incrédules, les Tunisiens sentent que quelque chose de grave vient d’arriver à leur vieux président. Est-il mort ? Il ne tarderont pas à être édifiés sur le sort du chef de l’État, alors âgé de 86 ans, lorsque le Premier ministre ajoute d’une voix uniforme : « Face à sa sénilité et à l’aggravation de son état de santé et nous fondant sur le rapport y afférent, le devoir national nous impose de le déclarer dans l’incapacité absolue d’assumer les charges de la présidence de la République. » Le nouvel homme fort du pays ajoute : « De ce fait, et en application de l’article 57 de la Constitution, nous prenons en charge, avec l’aide du Tout-Puissant, la présidence de la République et le commandement suprême de nos forces armées. »
La veille, des chars ont pris position autour du palais de Carthage, un commando de la Garde nationale a désarmé les gardes présidentiels, et sept éminents médecins ont été réquisitionnés pour certifier que le chef de l’État n’est plus capable de gouverner. Tout s’est déroulé en deux temps trois mouvements. Sans heurts notables.
Dans tout le pays – à l’exception, peut-être, de Monastir, ville natale de Bourguiba -, la nouvelle est accueillie avec un mélange de joie et de tristesse. Parce qu’ils avaient craint le pire, à cause de la tumultueuse fin de règne de l’ex-président, des intrigues de sérail pour sa succession et de l’agitation des islamistes, se tenant alors en embuscade aux portes du pouvoir, les Tunisiens sont très soulagés par ce « coup d’État médico-légal », qui a sauvé leur pays d’un chaos annoncé.
Ils sont également un peu tristes pour le président déchu, leur « père » enfin symboliquement « tué », qui a tout réussi dans sa vie, sauf… sa sortie. Une dizaine de jours après, le « Combattant suprême » quitte Carthage pour Mornag, près de Tunis, avant d’être transféré, le 23 octobre 1988, à Monastir, où il mourra, le 6 avril 2000, presque centenaire, dans une quasi-solitude.
Au Moyen-Orient, les Arabes s’offusqueront presque de ce coup d’État bizarre, sans coup de feu ni effusion de sang, mais la communauté internationale le saluera comme un coup de maître.
Un nouveau régime va bientôt s’installer à Tunis, dans la continuité du précédent, mais avec des promesses de réformes démocratiques : « L’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie ni succession automatique à la tête de l’État. […] Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme et la pluralité des organisations de masse », avait dit Ben Ali dans sa déclaration historique.
Joignant l’acte à la parole, le nouveau président ne tarde pas à gracier les membres du mouvement islamiste Ennahdha, qui avaient failli être condamnés à mort et exécutés par son prédécesseur, à tolérer leur mouvement et à autoriser leur journal el-Fajr (« L’Aube »), ainsi que l’UGTE, la centrale syndicale estudiantine. Il permet aussi à la vie politique de se réorganiser autour de nouveaux partis, associations et journaux d’opinion.
Cette dynamique ne tardera cependant pas à être rigoureusement encadrée par le régime du « changement ». Et pour cause : les élections présidentielle et législatives du 2 avril 1989 ayant abouti à un face-à-face entre le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, au pouvoir) et Ennahdha (dont les candidats, sous l’étiquette d’indépendants, ont été crédités de plus de 15 % des suffrages), le nouvel exécutif préfère mettre un bémol à ses élans d’ouverture. À l’époque, il est vrai, c’était la Tunisie, plus que l’Algérie, qui paraissait devoir basculer dans l’islamisme. Il n’en fut rien…
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