Banlieues : état d’urgence
Jets de pierres, tirs à balles réelles, voitures incendiées, scènes de guérilla urbaine entre forces de l’ordre et jeunes des cités : depuis le 27 octobre, les banlieues de la région parisienne « brûlent ». À l’origine de cette flambée de violence, un drame : la mort par électrocution de deux adolescents qui avaient pénétré à l’intérieur d’un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Ils s’y seraient réfugiés pour fuir des policiers… Les circonstances de « l’accident » sont troubles, la rumeur enfle : les forces de l’ordre les auraient laissés sciemment pénétrer dans l’enceinte du transformateur, sachant qu’ils couraient un risque mortel. Clichy-sous-Bois s’embrase.
Clichy-sous-Bois, c’est 28 000 habitants, dont 50 % ont moins de 20 ans, 80 % de logements sociaux, un quart des ménages dont le chef de famille est sans emploi, un taux de chômage digne d’un pays du Tiers Monde, des jeunes, pour la plupart d’origine maghrébine ou subsaharienne, mais français, livrés à eux-mêmes, sans perspective, rejetés et cantonnés par la société dans ces nouveaux « ghettos » qui ceinturent toutes les grandes villes de France… Tous les ingrédients d’un cocktail explosif sont réunis. Dès le 28 octobre, l’insurrection gagne du terrain et s’étend aux banlieues limitrophes.
Les Français découvrent, stupéfaits, des images sans précédent. Jamais ils n’auraient imaginé que de telles scènes de violence, diffusées en boucle sur leurs téléviseurs, pouvaient se dérouler à quelques kilomètres de chez eux. Le malaise latent des banlieues ? Une « patate chaude » que se repassent les politiques – de droite comme de gauche – depuis plusieurs décennies. Un problème quasi ingérable où se mêlent inextricablement immigration, insécurité, islam radical, intégration… Seule parade explorée à ce jour : éloigner géographiquement le mal. Et ses corollaires : l’exclusion, l’oubli, et la démission des pouvoirs publics. Bref, la politique de l’autruche.
Derrière les affrontements et les émeutes, une autre guerre : celle des chefs. Les nouveaux « duettistes » de la politique française, le Premier ministre Dominique de Villepin et le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, ont donné un triste spectacle. Leur rivalité exacerbée s’est étalée au grand jour. Tant qu’ils s’opposaient sur l’emploi, le modèle français ou la discrimination positive, ce n’était pas bien grave. Mais là…
C’est Sarkozy, qui, dans un premier temps, s’est emparé du dossier. Le chantre de la « tolérance zéro » a procédé à sa manière : envoi de compagnies de CRS, occupation médiatique du terrain, visite au pas de charge dans les banlieues touchées et vocabulaire contestable ou contesté, c’est selon. « Gangrène », « racaille », « nettoyage au Karcher ». Dérapage ? Pas vraiment : une partie de l’électorat de droite réclame cette fermeté. Et Sarkozy n’a jamais caché qu’il souhaitait ramener nombre d’électeurs du Front national (extrême droite) dans le giron de son parti, l’UMP, en vue de la présidentielle de 2007. Dans un premier temps, « Sarko » n’est pas mécontent de prouver qu’il est le seul à agir, d’autant que Villepin et Jacques Chirac gardent le silence. Silence qualifié d’« assourdissant » par les sarkozystes. Ambiance…
Les jours passent et, sur le terrain, la situation empire. Même si les troubles ne sont le fait que d’une petite minorité de jeunes mus par la seule volonté de tout casser pour répondre à Sarkozy. Les partisans du couple Chirac-Villepin se plaisent à constater que la méthode « Sarko » a fait la preuve de ses limites. Il est vrai que lorsqu’on menace de tout nettoyer au Karcher et que rien ne se passe…
Azouz Begag, ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, qui a lui-même grandi dans les quartiers difficiles de Lyon, est envoyé au front : « Je conteste cette méthode qui consiste à se laisser déborder par une sémantique guerrière », déclare-t-il à l’intention du ministre de l’Intérieur. Et de poursuivre : « C’est en luttant contre les discriminations dont sont victimes les jeunes qu’on rétablira l’ordre, pas en amenant plus de CRS. » Certes, le propos est séduisant. Mais un peu « court » au moment où l’ordre républicain est mis à mal, et la violence incontrôlable. Il faut bien empêcher les émeutes, arrêter les fauteurs de troubles, éviter que les zones de non-droit se multiplient.
Le 3 novembre, Jacques Chirac intervient, enfin : « Il faut que les esprits s’apaisent. Il faut que la loi s’applique fermement et dans un esprit de dialogue et de respect. » Un message à l’adresse des Français, mais aussi à l’équipe du Premier ministre. L’affligeante cacophonie gouvernementale n’est pas pour rassurer la population, et donc les électeurs. Quant à la gauche, elle a beau jeu de se gausser de la situation dans laquelle est empêtré le gouvernement. Son « traitement social » des banlieues, quand elle était au pouvoir, n’a pas été un franc succès, loin s’en faut. Reste deux interrogations. D’abord, et c’est l’essentiel, comment résoudre cette crise, symptôme d’un malaise abyssal qui n’a que trop duré ? Ensuite, qui de Sarkozy ou de Villepin tirera les marrons du feu ? À force d’avoir fait de la sécurité et de l’intégration ses chevaux de bataille, Sarkozy est en première ligne. Mais si la crise perdure, Villepin – c’est après tout le chef du gouvernement – en assumera également les conséquences. La gauche ? Elle n’a rien à proposer… Espérons que, le calme revenu dans les banlieues, le dossier ne sera pas, une nouvelle fois, enterré.
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