Zidane, la canicule et le Hezbollah

Les estivants ont pris d’assaut plages et campings. Mais l’actualité ne perd pas complètement ses droits.

Publié le 7 août 2006 Lecture : 7 minutes.

Lahrat (90 km à l’ouest d’Alger), nuit du 10 au 11 juillet. À quelques encablures de cette station balnéaire célèbre pour la beauté de ses criques se dresse un camp de vacances de la compagnie publique Naftal, filiale du groupe pétrolier Sonatrach. Il est 22 heures, et l’horreur fait brusquement irruption. Un groupe d’hommes armés appartenant, semble-t-il, à Houmat Daawa Salafiya (HDS, qu’on pourrait traduire par « protecteur de la prédication salafiste »), une organisation dissidente du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) que dirige l’émir Souane, abat les cinq gardes communaux chargés de la sécurité du camp. Surpris en plein sommeil, les estivants sont battus et dépouillés de tout ce qu’ils possèdent : argent, denrées alimentaires, téléphones portables Les maquisards repartent avec deux vacancières. Butin de guerre.
Le lendemain matin, les campeurs plient précipitamment bagage. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Toutes les plages de la région se vident de leurs occupants habituels. On craint le pire pour la saison estivale, mais ce mouvement de panique est vite surmonté. La canicule écrase tout, la menace terroriste s’estompe. Place à la finale de la Coupe du monde de football.
A priori, les Algériens ont toutes les raisons de soutenir les Bleus de Zinédine Zidane, leur « compatriote ». Curieusement, ils prennent fait et cause pour la Squadra Azzurra. Les spécialistes du foot, innombrables ici, jugent le Calcio nettement plus prestigieux que la Ligue 1 française Le sacre de l’équipe d’Italie provoque une explosion de joie jusque dans les villages les plus reculés : hurlements de klaxons, portraits de Totti ou de Del Piero brandis à bout de bras
Au cours des jours suivants, il n’est question que de l’« affaire Zidane ». Le coup de boule asséné à Marco Materazzi au cours de la finale ? Tout le monde ici comprend la réaction du meneur de jeu des Bleus : on n’insulte pas impunément la mère d’un Algérien ! « C’est sans doute la première fois de sa longue carrière que Zidane a été plus algérien que français », commente un estivant, résumant le sentiment général. Deux semaines de suite, l’hebdomadaire français Paris Match a consacré sa couverture à l’événement. Les exemplaires mis en vente se sont arrachés en quelques heures. La presse locale a suivi le mouvement. Le désormais ex-capitaine de l’équipe de France est décidément omniprésent, ces temps-ci, dans le paysage algérien. Un opérateur de téléphonie mobile ayant eu la bonne idée d’associer son image à la sienne, d’immenses panneaux publicitaires ont été installés dans toutes les agglomérations et les grands axes routiers. On y voit le célébrissime joueur en grande discussion avec des enfants
Pourtant, « Zizou » a déjà un rival dans le cur des Algériens en la personne d’un autre Bleu, le jeune Franck Ribéry, de l’Olympique de Marseille. En Allemagne, déjà, il avait séduit en récitant la première sourate du Coran avant le début de chaque match (il s’est converti à l’islam pour épouser une musulmane). Mais voilà qu’il a choisi de passer ses vacances post-Mondial dans l’Ouest algérien, dont sa femme est originaire ! Lors de chacune de ses apparitions publiques à Tlemcen ou sur la plage de Ghazaouet, il a été fêté, ovationné
La canicule, les vacances, la plage, le farniente Sans doute, mais pas pour tout le monde. Car certains manifestent une activité débordante, quoique passablement anarchique, en cette période estivale. On s’improvise vendeur de glaces ou de beignets sans aucune autorisation, échappant ainsi à tout contrôle de qualité ou d’hygiène. Quant aux plagistes, ils occupent le terrain en négligeant le plus souvent d’obtenir une concession administrative. Un parasol et deux chaises pour 400 dinars (4,25 euros) : la prestation serait hors de prix si elle ne comprenait une dimension « sécuritaire ». Armés de gourdins, le jeune « plagiste » et ses « associés » s’efforcent en effet de dissuader les baigneurs indélicats de s’intéresser de trop près au portefeuille ou au cellulaire de leurs voisins !
Il est vrai que la montée de la criminalité inquiète les Algériens. « Bouteflika est un bon président, il fait beaucoup de choses, mais il se montre trop laxiste avec les délinquants. Ses grâces à répétition ont vidé les prisons, et c’est nous qui payons la facture », entend-on invariablement. À bien y regarder, l’explosion de la délinquance juvénile n’est nullement un phénomène conjoncturel, mais la conséquence indirecte de l’insurrection islamiste. Une sorte d’effet collatéral. La « décennie noire » du terrorisme a en effet profondément affecté la cohésion sociale. Dans les villes et les villages, des milliers d’enfants ont été abandonnés à leur sort, soumis à la seule loi de la rue. Pour survivre, ils sont passés du petit larcin sans conséquence à l’agression à l’arme blanche, puis à l’homicide pour une poignée de dinars. Dans un moment de découragement, un proche du président confie : « Ce qui reste à faire est tellement considérable, les problèmes sont tellement complexes que, parfois, même les plus enthousiastes sont saisis par le doute. »
Pourtant, l’Algérien moyen a tendance à tout oublier dès lors qu’il est en vacances. Il prend la route, de jour comme de nuit, sans crainte des agressions, dresse sa tente dans les endroits les plus reculés et passe, sauf exception dramatique comme à Lahrat, d’excellentes vacances. Mais, même quand tout va bien, c’est un râleur impénitent. Il peste contre les mouches, mais jette ses ordures n’importe où. Il se plaint du manque d’organisation, mais ne respecte pas les règles élémentaires de la cohabitation estivale. On ne se refait pas !
Comme à l’accoutumée, les complexes touristiques qui jalonnent les 1 200 km de côte sont pris d’assaut et refusent du monde. La location d’un bungalow coûte pourtant, en moyenne, 150 000 dinars (1 500 euros) pour un mois. Soit dix fois le salaire national minimum garanti (SNMG).
Les salaires de la fonction publique, justement, ont été revalorisés, le 1er juillet : entre 3 000 et 6 000 dinars (30-60 euros) d’augmentation. Et le plancher des pensions de retraite a été porté à 10 000 dinars. « Ce n’est pas encore le Pérou, commente un ancien agent d’éducation, le SNMG est désormais aligné sur le salaire minimum tunisien, mais reste très inférieur au marocain. » Dans l’enseignement moyen, la fiche de paie des professeurs a augmenté, après déduction de l’impôt sur le revenu, de 2 200 dinars en juillet. « À peine de quoi augmenter notre capacité d’endettement auprès des banques », estime Naziha, enseignante dans un collège de Blida. Son frère, cadre supérieur dans une banque, est moins chanceux. « Je gagne 600 dinars de plus, dit-il, mi-amusé mi-dépité. C’est ridicule si l’on songe que mes fonctions me conduisent à accorder des financements de plusieurs milliards de dinars. »
Reste que la politique salariale du gouvernement d’Abdelaziz Belkhadem a d’indéniables effets sur le pouvoir d’achat. Un exemple ? Dans leur écrasante majorité, les foyers algériens sont désormais équipés d’un climatiseur. Pas vraiment un luxe en ces temps de canicule ! Mais le résultat est que la consommation d’électricité a littéralement explosé, provoquant des délestages aux conséquences parfois douloureuses pour les commerçants et leurs chambres froides.
Les estivants algériens trouvent quand même le temps de suivre de près les péripéties de la nouvelle guerre du Liban. Les images des enfants de Qana ont ému. Les prières des fidèles et les sermons du vendredi sont essentiellement consacrés aux malheurs du « pays du Cèdre ». On se montre solidaires, mais on n’oublie pas qu’Alger a connu, il y a moins d’une décennie, une tragédie comparable. Le prestige du Hezbollah et de Hassan Nasrallah, son chef, ne profite pas spécialement aux islamistes algériens. Il est vrai que, salafistes pour la plupart, ces derniers considèrent les chiites comme des musulmans de seconde zone, quand ils ne les jugent pas inféodés aux « croisés ». Mais l’essentiel, aux yeux de nombreux Algériens, est que le Hezbollah ait été capable de frapper l’ennemi juré israélien. Le mot « Katioucha » fait une entrée fracassante dans leur vocabulaire quotidien.
La scène se passe près du complexe touristique de Zéralda, dans l’Algérois, où des nomades des hauts plateaux ont dressé une vaste tente. L’été, les gens du Sud migrent de plus en plus vers les sites balnéaires, où ils proposent leurs services aux estivants : thé à la menthe pour les adultes, balades à dos de dromadaires pour les enfants. Abrités du soleil de plomb, deux étudiants en vacances discutent du Moyen-Orient :
« Le nationalisme arabe a lamentablement échoué, seuls les islamistes s’efforcent de sauver ce qui nous reste d’honneur, affirme le premier.
– Oui, mais le Hezbollah n’est pas al-Qaïda.
– Je sais, c’est un parti chiite.
– Ce n’est pas ce que je veux dire. Les islamistes algériens égorgeaient des bébés. Ceux d’al-Qaïda massacrent quotidiennement des centaines d’Irakiens. Le Hezbollah, lui, ne s’en est jamais pris à des Arabes. Il croit aux institutions de la République, participe aux élections et compte de nombreux députés. Exactement le contraire des salafistes, qui sont convaincus que la démocratie est blasphème parce qu’elle accorde la souveraineté au peuple et non à Dieu. »

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