Trois guerres, une même défaite

En se fixant des objectifs impossibles sur trois fronts – Irak, Palestine, Liban -, les États-Unis et Israël se sont condamnés à un cuisant échec.

Publié le 7 août 2006 Lecture : 7 minutes.

Sage conseil à des dirigeants politiques têtus, l’ancien secrétaire britannique à la Défense Denis Healey avait coutume de dire : « Quand vous êtes dans un trou, arrêtez de creuser ! » Les États-Unis et Israël sont dans un trou profond et dangereux. Il faut qu’ils « arrêtent de creuser » de toute urgence avant que le trou ne les engloutisse. Ils se battent, et sont en train de perdre, sur trois fronts : l’Irak, le Liban et la Palestine. Il semble que cela ne suffise pas pour les plus insensés et les plus hystériques d’entre eux, qui réclament à grands cris que l’on étende la guerre à la Syrie et à l’Iran, et à l’ensemble de ce qu’ils appellent le « monde islamo-fasciste ». Israël affirme qu’il n’est pas impliqué dans la guerre en Irak. Mais, en fait, il participe autant à ce conflit que les États-Unis participent actuellement aux guerres du Liban et de Palestine. Israël a pris part à la planification stratégique de la guerre en Irak, qui avait pour objectif d’écarter toute menace à l’Est. Ses amis néoconservateurs de Washington ont poussé l’Amérique à se battre et fabriqué les faux renseignements qui ont persuadé un président crédule qu’écraser l’Irak était nécessaire à la sécurité de l’Amérique.
Trois ans plus tard, les États-Unis sont enfoncés jusqu’au cou dans le bourbier irakien, dépensent des milliards de dollars et perdent des hommes au rythme de un par jour, mais n’ont ni le bon sens ni la volonté de sortir du trou. Les guerres d’Irak, de Palestine et du Liban sont entremêlées ; les bavures américaines en Irak fournissent à Israël le modèle d’une violence aveugle contre les civils et de manquements aux règles du droit humanitaire international. Israël ne fait que mettre ses pas dans ceux des États-Unis. Quand la superpuissance mondiale crée les conditions de l’anarchie mondiale en détruisant l’équilibre des pouvoirs du système international, de moindres puissances se sentent libres de les imiter. Les idéologues pro-israéliens de Washington sont apparemment motivés par l’utopie selon laquelle l’ensemble du Moyen-Orient peut être restructuré par la force militaire conformément aux intérêts américains et israéliens – et le président, obnubilé par les élections de la mi-mandat en novembre, est trop entêté et trop ignorant pour couper court à cette folie.
Les guerres du Liban et de Palestine sont des guerres israélo-américaines, planifiées en commun et menées dans une étroite coordination stratégique. Les Israéliens se battent sur le terrain, tandis que les États-Unis apportent le financement, les armes et la couverture politique et diplomatique. Ils ont retardé un cessez-le-feu pour donner à Israël le temps de « finir le travail ».
Mais les guerres ne prennent pas le chemin qu’ils souhaitent. Au Liban comme à Gaza, Israël a pu remporter quelques succès tactiques, mais une victoire stratégique est presque à coup sûr impossible. Le Hezbollah et le Hamas ne sont pas des armées conventionnelles qui peuvent être exterminées sur le champ de bataille, ni des « organisations terroristes » qui n’ont aucun titre à faire valoir pour être reconnues ou respectées. Ce sont des mouvements de résistance nationale profondément implantés dans la population locale qu’ils représentent, et dont ils cherchent à défendre les droits et la vie contre les agressions répétées d’Israël.
Au Liban, le but de guerre immédiat d’Israël semble être de chasser le Hezbollah et la population locale d’une bande de 30 kilomètres de profondeur jusqu’au fleuve Litani, dans l’espoir qu’une force internationale viendra ensuite désarmer le Hezbollah et protéger Israël de nouvelles attaques des roquettes. C’est du rêve.
Occuper le Sud-Liban ne mettra pas les forces israéliennes à l’abri de nouvelles attaques de guérilla comme celles qui les ont contraintes à se retirer en 2000 -, et aucun pays n’enverra de troupes pour se battre contre le Hezbollah pour le compte d’Israël. Comme la France l’a indiqué clairement, une force internationale ne peut être déployée qu’avec le consentement de toutes les parties, Hezbollah compris, et seulement lorsque la paix sera rétablie. Pour l’instant, des villages du Sud-Liban sont dévastés par d’intenses bombardements, et leurs habitants paniqués fuient vers le nord quand ils le peuvent – s’ils n’ont pas été tués et enfouis sous les décombres de leurs maisons.
Le coût moral et politique pour Israël de ce nettoyage ethnique et de ce terrorisme d’État est énorme. Le mépris d’Israël pour la vie des Arabes et pour les lois de la guerre a entamé la légitimité qu’il avait réussi à acquérir au cours de ses brèves cinquante-huit années d’existence. Des milliers et, peut-être, des dizaines de milliers d’Arabes scandalisés et radicalisés brûlent d’envie de l’attaquer.
Ici, on touche à la contradiction fondamentale de la politique d’Israël. En cherchant à rétablir sa capacité de dissuasion par des moyens brutaux – en réclamant la liberté d’attaquer ses ennemis tout en leur refusant la liberté de riposter -, Israël a créé une armée d’ennemis assoiffés de vengeance. Sa vulnérabilité face à la guerre asymétrique sera aggravée, et non pas réduite, par ses impitoyables campagnes sur les deux fronts.
L’objectif plus large des États-Unis et d’Israël de détruire le Hezbollah et d’éliminer toute trace d’influence syrienne ou iranienne au Liban est une autre folie inaccessible, qui ne tient pas face aux réalités locales. Pour des raisons historiques, confessionnelles et sociales, du fait d’un réseau serré de liens familiaux et autres, et du fait d’intérêts communs, à la fois stratégiques et sécuritaires, la Syrie et l’Iran auront toujours au Liban une influence beaucoup plus grande que celle qu’Israël ou les États-Unis peuvent espérer se ménager.
Quelles que soient les surprises militaires que peuvent nous réserver la prochaine ou les deux prochaines semaines, il est déjà évident que la haine qu’inspire Israël ou la désillusion que représente l’Amérique ne connaîtront pas de limites, et que le Hezbollah ressortira renforcé de la bataille. En se fixant des objectifs impossibles, Israël et les États-Unis se sont condamnés à l’échec.
Les États-Unis se trouvent aujourd’hui à un important carrefour dans leurs relations avec le monde arabe. S’enfonceront-ils davantage dans l’agression ou bien peuvent-ils avoir la sagesse de corriger le tir ? À Washington, il ne manque pas d’hommes d’expérience qui savent ce qu’il faut faire – des hommes comme Brent Scowcroft, le conseiller à la sécurité nationale des présidents Gerald Ford et George Bush senior, et Zbigniew Brzezinski, le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter -, mais leur voix ne franchit pas les portes de la Maison Blanche.
La « guerre mondiale contre le terrorisme » de Bush junior et son soutien inconditionnel à Israël lui ont valu une foule d’ennemis. Aucun président américain des temps modernes n’a fait l’objet de commentaires plus désobligeants. Les États-Unis ne semblent même pas capables de tenir leur protégé israélien, comme la secrétaire d’État Condoleezza Rice l’a appris à ses dépens l’autre semaine. Elle avait cru que le Premier ministre israélien Ehoud Olmert lui avait promis un cessez-le-feu de quarante-huit heures, mais Israël a continué ses bombardements comme si de rien n’était. Elle a déclaré à Shimon Pérès, le vice-Premier ministre, qu’un cessez-le-feu pouvait être appliqué en quelques jours, mais il l’a contredite publiquement en affirmant qu’Israël avait besoin de semaines. Et où en est le « leadership mondial » de l’Amérique ? Il a été balayé par ce que le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a appelé une « culture de la violence ».
Le choix devant lequel se trouve le président George W. Bush est clair et net : ou bien continuer à soutenir les guerres désastreuses menées par Israël au Liban et en Palestine, et peut-être même étendre le conflit à l’Iran et à la Syrie, ou bien mettre un terme à cette folie et être un apôtre de la paix. C’est pour lui la seule chance d’éviter que sa présidence ne soit un échec. Il doit mettre le poids énorme de l’Amérique et son prestige personnel derrière la quête d’un règlement régional global. C’est possible, et il a du temps devant lui. Mais, pour réussir, il devra se débarrasser vite et bien des conseillers qui ont mis l’Amérique en péril.
Il faut s’attaquer de front et simultanément aux problèmes de la région, car ils sont tous liés.
– Le conflit israélo-palestinien doit être réglé par la création d’un État palestinien indépendant sur la base des frontières de 1967.
– Le conflit israélo-syrien doit être réglé par la restitution du Golan à la Syrie.
– Le Liban doit être reconstruit grâce à un apport massif d’aide et de garanties internationales sur sa sécurité.
– Les États-Unis doivent engager le dialogue avec l’Iran avec pour objectif une reprise des relations diplomatiques et une reconnaissance de ses intérêts régionaux et de ses craintes.
– Israël doit renoncer à sa vaine ambition de dominer militairement la région et, au contraire, en sécurité dans ses frontières de 1967, conclure avec tous les pays arabes des traités de paix fondés sur un respect mutuel et le principe de bon voisinage.
Cette vision utopique est-elle un rêve impossible ? Pour l’instant, en tout cas, les massacres continuent, et tout le monde est perdant.

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