Tunisie : qui veut la peau de Samir Taïeb ?
L’ancien ministre de l’Agriculture est poursuivi pour des soupçons de corruption dans l’attribution d’un marché. Éléments d’enquête.
« Nous avons des pressions, nous ne pouvons pas les libérer », confie un membre du parquet, le 29 octobre, aux proches de Samir Taïeb. Ces derniers attendaient sa libération à l’issue d’un interrogatoire qui a duré jusque tard dans la nuit. Un interrogatoire fleuve durant lequel l’ancien ministre de l’Agriculture et des Ressources hydrauliques n’a jamais été pris en défaut par le magistrat instructeur.
Le début de l’affaire remonte à 2014. Or Samir Taïeb a pris ses fonctions en 2016
L’affaire, qui concerne l’octroi d’un marché pour le développement d’une application destinée à détecter le niveau des barrages, débute en 2014. Or Samir Taïeb a occupé son fauteuil ministériel entre août 2016 et février 2020. Cela n’a pas empêché le juge d’instruction de transformer, le 30 octobre, sa garde à vue, ainsi que celles de quatre cadres du ministère, en détention.
Retards de chantier
« Le dossier est vide mais aussi politique. L’interrogatoire et son arrestation le prouvent : rien ne les justifie, surtout quand on sait que les vrais coupables ne sont même pas mis en examen », résume l’avocat Ghazi Mrabet. Samir Taïeb, 64 ans, n’est pas un inconnu, même s’il semblait en retrait de la vie publique depuis la fin de mandat du gouvernement Youssef Chahed, en mars 2020.
À l’époque, bien qu’il fût secrétaire général d’Al Massar, il avait choisi de quitter sa famille politique et son positionnement de gauche séculière pour rejoindre, en 2018, le parti Tahya Tounes, fondé par Youssef Chahed.
« Un abandon de poste que certains ont vécu comme une trahison », se souvient un ancien d’Al Massar qui lui reproche d’avoir, avec ce maroquin, collaboré avec les islamistes, alors membres de la majorité gouvernementale.
Mais ce n’est pas le sujet qui intéresse ici la justice. Si elle a mis Samir Taïeb sous les verrous, c’est pour pouvoir l’entendre sur un dossier où il est intervenu en 2016 pour trouver une solution à un blocage.
Deux ans auparavant, la Banque africaine de développement (BAD) avait fait don de 800 000 dinars au ministère de l’Agriculture pour la réalisation d’un programme et d’une application pour le contrôle du niveau d’eau dans les barrages.
Les problèmes vont commencer avec l’arrivée de son successeur, Oussama Kheriji
L’entreprise du groupe Bits désignée après dépouillement d’un appel d’offres a alors entamé le travail et a été payée au fur et à mesure de l’avancée des travaux. Seul le montant de la garantie déposée par le fournisseur à la signature du contrat n’avait pas été débloqué. Une série de retards aboutit à la résiliation du contrat avant la conclusion des travaux.
Discrédit
C’est à ce moment que Samir Taïeb intègre ses nouvelles fonctions. Pour relancer le projet, deux nouveaux appels d’offres sont lancés, mais se révèlent infructueux. L’entreprise initialement mandatée explique les retards et une conciliation est privilégiée par le comité chargé du suivi de l’affaire afin d’éviter des dépenses supplémentaires. C’est l’option qui est retenue quand Samir Taïeb quitte le ministère.
Mais les problèmes vont commencer avec l’arrivée de son successeur, Oussama Kheriji (proche d’Ennahdha), lequel prête l’oreille aux rumeurs sur les pots-de-vin que Samir Taïeb et d’autres directeurs du ministère auraient perçus dans cette affaire afin de poursuivre le contrat avec l’entreprise initiale.
C’est Mondher Khemiri, secrétaire général du ministère de l’Agriculture et frère d’Imed Khemiri, député et figure clé d’Ennahdha, qui décide d’annuler le contrat et de résilier tout accord.
Au-delà du discrédit jeté sur Samir Taïeb et ses anciens collègues, l’affaire, épinglée par la Cour des comptes, prend de l’ampleur et tombe sous le coup de la loi 96 du Code pénal qui évoque la corruption de fonctionnaires et autres responsables de la fonction publique. C’est ce dossier, remis au ministère public, qui est en cours d’instruction au Pôle judiciaire financier de Tunis.
Samir Taïeb dérange parce qu’il en sait trop »
Saïda Garrach, membre du comité de défense de l’ancien enseignant en droit, dénonce la précipitation des juges, s’interroge sur l’absence de convocation du secrétaire général du ministère et s’indigne : « Quand la lutte contre la corruption s’appuie sur des dossiers vides, avec des juges subissant des pressions politiques et celle de l’opinion publique, elle perd de sa crédibilité et signe son échec. »
Indignation
Des soutiens se manifestent, une pétition circule dont les signataires s’insurgent de la tournure prise par le dossier. Plusieurs voix s’élèvent contre le lynchage médiatique, amplifié par le biais des réseaux sociaux, mais qui a cessé depuis la mise à sac du domicile de l’ancien ministre et le vol d’ordinateurs le jour même de son placement en détention.
« Clairement, Samir Taïeb dérange parce qu’il en sait trop. Les cambrioleurs n’étaient pas de la police qui, elle, pouvait obtenir une commission rogatoire. Ils voulaient s’assurer qu’il n’y avait pas de preuves d’implication d’autres personnes et intimider Samir… », croit savoir un membre du comité de défense.
« Quand la politique entre au Palais, la Justice en sort », assène Ali Marsi, un jeune militant de la démocratie qui rappelle tous les scandales qui ont éclaboussé le secteur de l’agriculture.
« Dans l’affaire du blé impropre à la consommation en 2018, les magistrats avaient entendu Samir Taïeb, mais ne l’ont pas poursuivi, sachant qu’il n’était pas ministre de l’Agriculture au moment des faits. Pourquoi la même procédure n’est-elle pas appliquée pour cette histoire d’appel d’offres ? » conclut-il.
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