Peur sur la Casbah
Dans le vieux quartier ottoman d’Alger, un tiers des maisons se sont déjà effondrées. Et beaucoup d’autres tremblent sur leurs bases.
Elle est debout depuis des siècles, avec ses petites maisons éclatantes entassées les unes sur les autres comme des morceaux de sucre. C’est elle qui a valu à la ville son surnom d’« Alger la Blanche ». Hélas ! ce très vieux quartier, inextricable enchevêtrement de patios dérobés et de ruelles sinueuses qui fut jadis un repaire de pirates avant de devenir celui des combattants de la liberté, sombre inexorablement dans un océan de négligence : la Casbah tombe en ruine. « Plus d’un tiers des habitations se sont déjà écroulées et un autre tiers sont dans un état de délabrement avancé », s’insurge Abdelkader Ammour, le secrétaire général d’une association de sauvegarde.
Ammour en est convaincu : le problème n’est pas financier. « C’est une question de volonté politique », dit-il. La conservation des monuments historiques est un luxe que seuls peuvent se permettre les États stables, dans des périodes paisibles. Or l’Algérie émerge péniblement d’un passé sombre et turbulent. Les dix années de guerre contre le terrorisme islamiste sont encore dans toutes les mémoires, et l’avenir reste incertain. Le développement économique est sa priorité absolue, et le tourisme, ce moteur de la protection du patrimoine, ne figure pas au premier rang de ses préoccupations. D’ailleurs, elle regorge de gaz et de pétrole et n’a pas vraiment besoin de séduire les visiteurs étrangers.
Les casbahs (« place fortifiée », en arabe) sont nombreuses en Afrique du Nord. Certaines ont été restaurées avec succès. Celle d’Alger a été construite au Xe siècle à l’emplacement d’un ancien comptoir phénicien autour duquel le roi berbère Bologhine Ibn Ziri construisit une forteresse. En 1516, Barberousse s’empare d’Alger et fait allégeance à l’Empire ottoman. La ville devient rapidement l’un des principaux centres de la course « barbaresque » : les pirates algérois écument l’Atlantique et la Méditerranée. À l’époque, la ville est entourée de remparts et compte une centaine de fontaines, 50 hammams et bains publics, 13 grandes mosquées et plus de 100 salles de prière.
Il ne reste aujourd’hui de la ville berbère que les fondations des anciennes mosquées et quelques pans du mur d’enceinte. En 1364, puis en 1716, la Casbah est en effet détruite par deux terribles tremblements de terre. Ce qui en subsiste date, pour l’essentiel, de la fin de la période ottomane. À partir de 1830, les colonisateurs français entourent la vieille ville de vastes bâtiments modernes, achèvent la destruction des remparts et créent le quartier de Bab el-Oued, au nord. Mais les ruelles qui serpentent entre les maisons de briques décorées de motifs en stuc ont été tracées sur l’emplacement de très anciennes voies romaines, sur le front de mer, ou berbères, sur la colline avoisinante. Les Berbères construisaient leurs habitations de part et d’autre de profondes ravines qui servaient d’égout naturel. Au fil du temps, celles-ci finirent par se combler et furent transformées en rues.
Riches ou pauvres, les maisons de la Casbah étaient toutes conçues sur le même modèle : trois étages, des loggias courant autour d’un patio central, une terrasse sur le toit. Les murs épais percés d’étroites fenêtres protégeaient les pièces de la chaleur et du bruit. Aujourd’hui, le quartier (70 ha) est littéralement surpeuplé. En 1958, trente mille personnes y vivaient, contre plus de quatre-vingt mille actuellement. Une maison peut héberger jusqu’à dix familles, pauvres bien sûr.
Du coup, la promiscuité est difficilement supportable. « Quand je me change, je dois me dissimuler sous une robe pour que les voisins ne me voient pas », explique Oumedjber Aiouz, 30 ans, qui vit avec six membres de sa famille dans deux pièces aux murs blanchis à la chaux. Mais le pire, c’est la crainte permanente d’être enseveli dans l’effondrement de sa maison. Mohamed Ben Aissa (86 ans) raconte qu’il a vu trois de ses voisins périr de la sorte.
En 1991, la Fondation de la Casbah, créée un an plus tôt par des bénévoles, a obtenu de l’Unesco le classement du quartier au Patrimoine mondial de l’humanité. Sept ans plus tard, l’État a fait voter son inscription au Patrimoine algérien, mais il a fallu attendre 2003 pour qu’il soit déclaré site protégé. « Maintenant, nous nous battons pour qu’une autorité indépendante et compétente soit créée pour en assurer la sauvegarde », explique Ammour. Mais le temps presse. Si l’indifférence et l’inertie persistent, elles seront plus destructrices qu’un bulldozer. Et le repaire des pirates ottomans disparaîtra pour toujours
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