Loin de Yaoundé…

Les associations d’agriculteurs se multiplient. Notamment dans le pays bamiléké, où l’expérience porte ses fruits.

Publié le 7 août 2006 Lecture : 6 minutes.

A 300 km au nord-ouest de Yaoundé et à 1 300 m d’altitude, Bafoussam, capitale de la province de l’Ouest, niche ses 300 000 habitants dans les replis des hauts plateaux. À 15 km de là, par une piste toboggan fréquentée surtout par les motos-taxis qui emmènent les villageois à la capitale, se trouve Bameka, un gros bourg agricole. La végétation est dense, à trois étages : un enchevêtrement de verdure d’où émergent des bananiers et, de loin en loin, des palmiers. Parfois, à l’entrée d’un chemin, par une trouée soudaine des haies, on décèle une organisation dans le chaos végétal, des alignements de tiges, des sillons. Un toit de tôle ondulée ou un pan de mur de terre rouge font une tache furtive dans la verdure.
À l’entrée de Bameka se dresse un bâtiment en dur ; un panneau vert annonce le magasin des intrants de la branche locale (appelée « zone ») de l’Association des producteurs pour le développement, le Binum. Loin des dorures, des flonflons et des vagabonds de Yaoundé, c’est là que se joue sans doute l’avenir du pays et, à coup sûr, celui du Cameroun rural. Ce dernier survivra grâce à l’enracinement de paysans qui ont su résister aux sirènes des capitales et vivent dans ces villages sans électricité, où il fait nuit toute l’année à 7 heures du soir, avec de longues pluies et de rares rayons de soleil. La tradition animiste est forte – même s’il y a une grande église au bord de la piste, avec une Vierge Marie devant sa grotte -, la polygamie fréquente, seul l’homme a le droit de couper avec sa machette le plantain, le mets des grandes occasions qu’on sert avec un ragoût de chèvre. Dans le bulletin de liaison mensuel de 16 pages, Binum Écho, on lit ce propos d’un paysan anonyme : « Dans la vie, ce n’est pas ce qui est grand qui fait peur, c’est tout ce qui est goulet d’étranglement. » Au Binum, on n’a guère d’argent, mais cela n’empêche pas de penser.
« On est pauvres, dit Samuel Difouo, le président du Binum, mais on peut fournir certains efforts pour éviter que le paysan, découvrant qu’il ne peut payer pour les funérailles de sa belle-mère, ne se dise qu’il n’a rien fait de sa vie. » Le Binum – « soleil levant » en langue bamilékée – regroupe depuis 1998 un réseau de 19 zones, dont 16 dans l’Ouest, qui ont chacune leurs organes dirigeants, leur caisse mutuelle d’épargne, leur magasin d’intrants. Bameka est la plus ancienne, avec 300 membres. Le Binum compte au total 3 500 adhérents, producteurs qui coopèrent, mais restent indépendants, dont 1 200 femmes ; ce sont ainsi près de 20 000 Camerounais dont la vie quotidienne en dépend.
Le premier étage du magasin de Bameka, en parpaings, avec une belle charpente en eucalyptus, est aménagé en salle de réunion. Sur le sol de terre battue sont disposés une table – devant un tableau fixé au mur – et des tabourets de bambou, où l’on vient s’asseoir pour les assemblées sous la présidence de Jean-Pierre Mba, lui-même agriculteur. À lire dans Binum Écho les PV des réunions, on discute ferme : la question récurrente est celle du développement de nouveaux services.
Au rez-de-chaussée se trouve le magasin ; les engrais dans une pièce du fond, les aliments pour l’élevage et les semences, dans des sacs de jute à même le sol. Sur une étagère s’alignent les pesticides, les produits vétérinaires et des lampes tempête. Célestin Kuetche, le gérant, veille au grain. Par l’effet de masse – le magasin arrive à vendre pour 2 à 3 millions de F CFA d’intrants par mois, soit une quinzaine d’euros par membre -, les prix sont de 5 % à 10 % au-dessous de la concurrence qui en a, apparemment, pris son parti.
La structure géographique de l’association est doublée d’une organisation en dix filières : vivrière, maraîchère, rente (cacao/café), volailles, porcs, pisciculture, apiculture, lapins, plantes médicinales et artisanat. Chacune est animée par un spécialiste qui répond aux questions techniques, directement ou par le bulletin de liaison, pour améliorer les rendements, lutter contre les maladies ou l’érosion des sols. Loin des idées préconçues, on assiste à une floraison constamment renouvelée d’initiatives où se risquent chaque fois quelques dizaines de milliers de francs. L’intégration des filières est expérimentée en vraie grandeur : les fientes de poules servent d’engrais pour le maïs, les déjections porcines nourrissent les carpes et engraissent les tomates. D’abord, il faut vivre et se nourrir, mais un surplus croissant est commercialisé. Le Binum y aide en négociant avec les grossistes qui vont vendre en ville.
La transformation des produits est la prochaine étape stratégique, partiellement engagée. L’association a acquis une décortiqueuse à café, un extracteur d’huile de palme, une râpeuse à manioc. Un projet d’égraineuse à maïs est à l’étude. « Plus on transforme sur place, plus on gagne », dit Difouo. Mais il faut des financements. Tous les membres doivent se sentir concernés, utiliser le service offert, payer. Difouo parle d’une voix douce. À sa modération, on reconnaît le faiseur de consensus. Mais la tâche n’est pas facile pour maintenir l’enthousiasme originel dans le succès et la diversification.
La question de base est la propriété foncière. Les parcelles sont mal délimitées. « On ne sait pas toujours à qui appartient la terre, mais si on s’installe quelque part et qu’on réussit, on est sûr de voir arriver quelqu’un qui se dit propriétaire », dit Jean-Pierre Mba. Pour faire vivre une famille de deux parents et quatre enfants, il ne faut pas loin de deux hectares. Certains ont plus, d’autres moins. Les moins bien lotis font de l’agriculture intensive, mariant sur une même parcelle bananes-plantains, palmiers, pastèques, maïs, caféiers. L’aviculture se satisfait aussi de peu de terre ; dans une maison abandonnée, huit cents poulets de 20 jours – plus que vingt-cinq à tenir – dévorent les aliments achetés au magasin des intrants.
L’exode rural atténue le problème foncier. Les enfants prodigues reviennent au village pour les vacances et rêvent seulement de s’y installer, à l’âge de la retraite, avec de grands projets agricoles. Et puis le climat permet deux récoltes annuelles de maïs, à condition de suivre les conseils d’assolement. Quand une spéculation ne « paie » plus, c’est le cas du café, on laisse les plants à eux-mêmes en attendant des jours meilleurs. La question la plus angoissante pour le Binum est l’éventualité d’une reprise des importations de poulet congelé : à 500 ou 600 F CFA le kilo, elles battent ses productions dont le prix de revient est d’au moins 700 F CFA.
S’il faut parler finances L’association vit des cotisations de ses adhérents, 3 000 F CFA par an. Chaque zone a sa caisse tontine qui rémunère les dépôts volontaires des membres à 6 % et fait des microcrédits (de 20 à 50 000 F CFA) à 18 % d’intérêt. Les recrutements vont bon train, maintenant que le succès est palpable, mais les paysans se méfient du gigantisme. Il faut évidemment une ressource supplémentaire pour équilibrer les comptes.
De sa création, en 1998, jusqu’au début de 2006, le Binum a été tenu à bout de bras par le Service d’appui aux initiatives locales de développement (Saild), une ONG basée à Yaoundé qui reçoit ses financements de contributeurs européens. Au début de 2006, d’un commun accord, une relation nouvelle a été établie qui remplace le confort de la dépendance par le défi de l’autonomie : le Saild ne « fait plus les fins de mois ». Il fournit gratuitement des services, notamment techniques, et une subvention globale, à charge pour le Binum d’équilibrer ses comptes. Samuel Difouo se félicite de ce sevrage qui signifie l’accès à la maturité, mais il mesure la difficulté quand il voit le très faible niveau des fonds propres de son association. Celui-ci est à son tour le meilleur rempart contre la tentation d’embrasser plus que l’on ne peut étreindre.
On se prend à rêver qu’un généreux donateur mette 50 000 euros sur la table, mais est-ce la solution ? Une soudaine injection de capital risquerait de ranimer de vieux démons. Pour rester fidèle à sa vocation, le Binum doit générer ses propres ressources. Ces hommes et ces femmes remarquables ayant fait ce qui était en leur pouvoir, c’est maintenant au niveau régional, national, de prendre le relais, pour que le Binum fasse des émules, pour que le travail soit mieux rémunéré, pour que les marchés prennent de la consistance et que de ces échanges entre acteurs des villes et des campagnes émerge une société de moindre pénurie. Aux autorités centrales de suivre l’exemple et de répondre à ces défis en établissant la continuité et l’efficacité démocratiques du sommet à la base de la nation.

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