Avortement au Sénégal : peut-on en débattre ?

Dans un pays musulman à 90 % et religieux à 99,99 %, l’interruption volontaire de grossesse a-t-elle sa place ? Depuis plusieurs mois, la question de l’avortement thérapeutique fait débat. « Jeune Afrique » a réuni les représentants d’une association féministe et d’une association islamique pour confronter leurs points de vue.

Mame Mactar Guèye, vice-président de l’ONG islamique Jamra, et Aïssatou Ndiaye, activiste féministe, présidente de l’association Youth Women for Action (YWA), à Dakar, le 25 octobre 2021. © Carmen Abd Ali pour JA

Mame Mactar Guèye, vice-président de l’ONG islamique Jamra, et Aïssatou Ndiaye, activiste féministe, présidente de l’association Youth Women for Action (YWA), à Dakar, le 25 octobre 2021. © Carmen Abd Ali pour JA

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Publié le 25 novembre 2021 Lecture : 9 minutes.

Macky Sall, le 17 juin 2021. © Papa Matar Diop / Présidence du Sénégal
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Diplomatie : l’exception sénégalaise

Macky Sall assumera en février la présidence tournante de l’Union africaine, dans un contexte sécuritaire, politique, économique et sanitaire particulièrement délicat. Jusque là épargné par le jihadisme et les tensions politiques, peu touché par le Covid-19, Dakar pourra-t-il faire profiter le reste du continent de son expérience et de sa stabilité ?

Sommaire

République laïque d’après la Constitution, mais imprégnée de religion, société moderne où le conservatisme n’a toutefois pas dit son dernier mot, le Sénégal a vu ressurgir au cours des derniers mois le débat sur l’avortement. Et, comme tout sujet touchant aux mœurs, celui-ci a déchaîné les passions. Tandis qu’une frange de la société milite pour des avancées en la matière, une autre s’arc-boute sur le statu quo, invoquant les traditions du pays et la religion. Pour Jeune Afrique, deux personnalités mobilisées sur la question, aux opinions divergentes, ont accepté d’en débattre.

D’un côté, Aïssatou Ndiaye, présidente de Youth Women for Action-Sénégal, une association qu’elle a contribué à créer en 2013 et qui travaille sur les questions de violences fondées sur le genre et le droit à la santé sexuelle et reproductive. De l’autre, Mame Mactar Guèye, porte-parole de l’association islamique Jamra, qui surveille sans relâche les entorses présumées à l’ordre moral et religieux au Sénégal et multiplie les actions de plaidoyer sur la question.

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Pour Jeune Afrique, tous deux ont confronté leurs points de vue sur ce sujet hautement sensible qu’est l’avortement.

Jeune Afrique : Une polémique a récemment émergé autour de l’avortement médicalisé. Comment est-elle apparue ?

Mame Mactar Guèye : Le débat a surgi à l’initiative d’associations soucieuses de préserver l’intérêt des femmes et de lutter contre les violences qui leur sont faites – démarche que nous avons toujours saluée. En mai 2019, la responsable d’une de ces associations, Amy Sakho, porte-parole du Comité de plaidoyer pour le droit à l’avortement médicalisé, en cas de viol ou d’inceste, m’avait contacté. Elle demandait à Jamra un soutien dans le cadre d’une campagne visant à ce que le viol soit criminalisé.

Nous avons donc accompagné nos sœurs des mouvements féministes dans ce combat, avec comme mot d’ordre l’accentuation des sanctions pénales contre ce fléau, afin d’en finir avec l’impunité – relative – des auteurs de viols. Quelques mois plus tard, le 10 janvier 2020, l’Assemblée nationale a voté la loi 2020-2005 portant criminalisation du viol.

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Nous ne sommes pas dans une adversité tranchée : nous avons des points de convergence, même s’il est vrai que nous ne sommes pas d’accord sur tout. D’ailleurs, depuis lors, le viol est puni d’un minimum de dix ans de prison, pouvant aller jusqu’à la perpétuité s’il est assorti d’un meurtre.

L’idéal est de préserver la dignité de la femme qui ne veut pas de sa grossesse, et aussi de sauver la vie de l’enfant

Quand vous parlez de vos « sœurs », voulez-vous dire qu’il y a une collaboration entre Jamra et les mouvements féministes ?

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Mame Mactar Guèye : Nous avons des relations régulières avec plusieurs mouvements. Outre celui d’Aïssatou Ndiaye, il y a aussi l’Association des juristes sénégalaises (AJS), d’Amy Sakho, et bien d’autres.

Nos points de friction sont apparus vers 2013, quand certaines de ces associations ont mis en place un comité de plaidoyer intitulé « Task force ». Les organisations qui le composent revendiquent une révision de la législation en matière d’avortement. Le Sénégal a en effet signé en 2003 – et ratifié en 2005 – le protocole de Maputo, dont l’article 14 dit que les États signataires sont favorables à ce que les femmes victimes de viol ou d’inceste puissent bénéficier d’un avortement médicalisé. Le combat des mouvements féministes consistait donc à faire évoluer en ce sens l’article 305 du code pénal sénégalais, qui réprime l’avortement.

Le débat a ressurgi récemment à l’initiative de l’AJS, qui offre une assistance juridique à des femmes qui se retrouvent dans une situation de détresse consécutivement à un viol. Plusieurs médias ont alors organisé des débats entre nous au cours des dernières années. Nous comprenons leurs revendications, même si nous pensons que l’avortement n’est pas la seule option. L’idéal est de préserver l’honneur et la dignité de la femme qui ne veut pas de sa grossesse, mais également de sauver la vie de l’enfant.

Aïssatou Ndiaye, quelle est la position de l’organisation que vous représentez en ce qui concerne les cas où l’avortement devrait pouvoir être autorisé ? La législation actuelle doit-elle être réformée ?

Aïssatou Ndiaye : Le débat est revenu à l’ordre du jour il y a deux ou trois mois, suite à une campagne initiée par l’Association des journalistes en populations, santé et développement (AJPSD), avec comme mot d’ordre : « Wuyu Wallu » [« répondre et secourir », en wolof]. Celle-ci a été diffusée aux heures de grande écoute sur les médias traditionnels, les médias mainstream et les réseaux sociaux.

Certains ont considéré que cette campagne était uniquement conduite par des féministes. Mais il y a aussi dans notre Task force des médecins, des journalistes, des infirmiers, des sages-femmes, des religieux ou des universitaires… L’idée de cette Task force émane en réalité de l’État, à travers la Direction de la santé de la mère et de l’enfant (DSME), qui dépend du ministère de la Santé. Mais puisque l’État ne pouvait être à la fois décideur et acteur du plaidoyer, le rôle de coordination est revenu à l’AJS.

Nous voudrions que le verdict d’un seul médecin suffise et que le certificat médical soit gratuit

Une disposition du code médical sénégalais évoque la question de l’avortement médicalisé : qu’autorise-t-elle au juste ?

Aïssatou Ndiaye : Les articles 305 et 305 bis du code pénal répriment ceux qui auront commis ou aidé à commettre un avortement. Toutefois, l’article 35 du code de déontologie médicale prévoit que l’on puisse procéder à un avortement thérapeutique lorsque la santé de la mère est en danger. Ce qui pose problème, dans ce dernier cas, c’est la procédure. Les conditions sont tellement draconiennes que leur respect obligerait à dépasser le délai imparti pour pouvoir procéder à un avortement. Dans les conditions posées par la loi, il faudrait que trois médecins attestent successivement que la grossesse met en danger la vie de la maman – le troisième devant être un expert mandaté par le tribunal. Or les femmes concernées sont souvent dépourvues des ressources financières qui leur permettraient d’obtenir ces différents certificats médicaux. Par ailleurs, certains médecins peuvent décliner le fait de procéder à un avortement en invoquant que c’est contraire à leurs principes éthiques.

Concrètement, quelle réforme des textes en vigueur espérez-vous ?

Aïssatou Ndiaye : Nous voudrions que la procédure de l’avortement médicalisé soit facilitée. Autrement dit, que le verdict d’un seul médecin suffise et que le certificat médical soit gratuit. Et que, dans les cas de viol ou d’inceste, l’enquête policière puisse aller plus vite afin d’établir la réalité des faits.

La loi sénégalaise interdit l’avortement, sous réserve que la grossesse ne met pas en danger la vie de la mère

L’association Jamra cautionne-t-elle ces revendications ?

Mame Mactar Guèye : Nous sommes globalement d’accord sur le constat suivant : lorsque le fléau du viol a commencé à prendre de l’ampleur au Sénégal, les organisations féministes se sont mobilisées de manière plus énergique à propos des femmes victimes, qui ne voulaient pas assumer leur grossesse – ce qui est tout à fait légitime. Il reste que le Sénégal réprime cette forme d’infanticide qui ne dit pas son nom : l’avortement. L’article 305 du code pénal est clair à cet égard. Il est toutefois pondéré par l’article 35 du code de déontologie médicale et par l’article 15 de la loi sur la santé de la reproduction. Autrement dit, la loi sénégalaise interdit l’avortement, sous réserve que la grossesse ne comporte pas de péril de nature à mettre en danger la vie de la mère.

Le véritable combat doit aller dans le sens de la simplification des procédures, faute de quoi la grossesse serait trop avancée pour que celles-ci puissent s’appliquer. Là où nous divergeons, c’est dans le fait d’intégrer l’article 14 du protocole de Maputo dans le code pénal sénégalais. Celui-ci prévoit en effet que « les États prennent toutes les mesures appropriées pour protéger les droits reproductifs des femmes, particulièrement en autorisant l’avortement médicalisé en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste, et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale et physique de la mère ou la vie de la mère ou du fœtus ».

Le meurtre d’un enfant dans le ventre de sa mère, appelé pudiquement « avortement médicalisé », est une option occidentale

Est-ce que Jamra conteste ce droit à l’avortement dans les cas de viol ou d’inceste ?

Mame Mactar Guèye : Nous pensons qu’une telle situation n’est pas de nature à chambouler notre arsenal juridique alors que ces problèmes pourraient être gérés au cas par cas. Au lieu d’avoir recours à l’avortement médicalisé, nous recommandons de nous référer aux réalités sociales africaines.

Que préconisez-vous, au juste ?

Mame Mactar Guèye : L’association Jamra est intervenue dans plusieurs cas de projets d’avortement. Quand nous avons appris qu’une jeune femme était enceinte après avoir été victime d’un viol ou d’un inceste, nous sommes allés la voir – accompagnés d’un ou deux imams – pour essayer de la raisonner et de la convaincre qu’elle n’avait pas le droit de lui ôter la vie, quelles que soient les conditions de conception de cet enfant.

Mais que se passe-t-il après la naissance ?

Mame Mactar Guèye : Nous ne demandons pas à la jeune femme de livrer son nom, ni de cotiser pour les frais du bébé. Nous lui proposons d’accoucher et de confier le bébé à un orphelinat, tout en repartant elle-même dans l’anonymat. Son honneur est sauf, mais l’enfant, quant à lui, a la vie sauve. Puis nous prenons contact avec l’Action éducative en milieu ouvert (Aemo), qui dépend du ministère de la Justice. L’objectif étant que cet enfant puisse ensuite être adopté.

À nos yeux, le meurtre d’un enfant dans le ventre de sa mère, que certains appellent pudiquement « avortement médicalisé », est une option occidentale. Nous préconisons que les associations mobilisées sur cette question réorientent les moyens dont elles disposent au profit des orphelinats, qui ne bénéficient actuellement d’aucun soutien de l’État, plutôt que dans des campagnes de promotion de l’avortement médicalisé dans les médias.

C’est la même société qui énonce ces principes et qui se retourne ensuite contre les personnes victimes et les stigmatise

Aïssatou Ndiaye, que vous inspire l’approche de Jamra ?

Aïssatou Ndiaye : Dès lors qu’une relation forcée conduit à une grossesse, l’avortement doit pouvoir rester une prérogative pour ces femmes victimes. Nous vivons dans une société où la femme subit ces situations plus qu’elle ne peut exprimer ses choix et sa volonté. Je pense donc que l’on doit permettre aux victimes de poser leur propre choix, à savoir : garder l’enfant ou pas. J’ai récemment eu à m’occuper d’une adolescente qui a subi un inceste par son demi-frère. Cela a créé un véritable drame dans cette famille – un ménage polygame –, y compris le décès, peu après, des deux coépouses de son père, des pressions pour la dissuader de porter plainte, etc. Cette jeune femme, qui effectuait jusque-là une scolarité brillante, est allée au terme de sa grossesse, mais a dû interrompre provisoirement ses études.

Le traitement « au cas par cas » ne réglerait pas ce type de situation. On dit que c’est contre la religion, contre nos traditions… Mais concrètement, c’est la même société qui énonce ces principes qui se retourne ensuite contre les personnes victimes et les stigmatise, au nom de préjugés profondément ancrés.

Dans un documentaire réalisé à la prison de Thiès en 2015, « La liberté en prime »,  le réalisateur français Nils Tavernier montrait qu’une part non négligeable des femmes incarcérées l’étaient pour un infanticide lié à un avortement illégal. Qu’en est-il six ans plus tard ?

Aïssatou Ndiaye : Certaines de ces femmes ont été condamnées et incarcérées après avoir commis un avortement clandestin ou un infanticide consécutif à une grossesse non désirée. Aujourd’hui, selon l’AJS, l’infanticide constitue 19 % des motifs d’incarcération des femmes, et l’avortement 3 %. Or, si ces avortements avaient été encadrés et pratiqués par un médecin, beaucoup de femmes auraient évité l’incarcération. L’avortement clandestin a des répercussions négatives sur la société en général.

Mame Mactar Guèye : Si une adolescente tombe enceinte à l’âge de 13 ans, comme cela arrive régulièrement, il n’est pas besoin d’être savant pour savoir qu’elle n’est pas en mesure de supporter naturellement une grossesse de neuf mois. Aussi nous trouverions souhaitable qu’un âge soit fixé en deçà duquel une grossesse non consentie ne saurait être acceptée.

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