Maryse Condé autrement antillaise
En marge des courants de la négritude et de la créolité, Maryse Condé publie son seizième roman, Les Belles Ténébreuses, quête identitaire sur fond de fanatisme religieux. Retour sur le parcours d’une Guadeloupéenne qui s’est découverte en Afrique.
A 71 ans, Maryse Condé publie son seizième roman, Les Belles Ténébreuses, dans lequel elle raconte les aventures du métissage, quête identitaire sur fond de fanatisme religieux, de migration et de préjugés.
Kassem, métis antillo-roumain, aux allégeances nationales incertaines et à la sexualité imprécise, et Ramzi, un médecin musulman dont il devient l’assistant, sont entraînés dans le tourbillon d’un monde en devenir. « Ce sont des êtres pluriels, cosmopolites. Je crois qu’on en a fini avec la race, la terre d’origine et l’identité unique. La jeunesse d’aujourd’hui est au confluent de plusieurs cultures, de plusieurs langues et influences. C’est cette diversité encore un peu chaotique qui nous définit, mieux que notre appartenance à tel ou tel pays », explique Maryse Condé, assise confortablement dans un fauteuil à bascule, à l’abri de la lumière du jour qui filtre par la porte entrebâillée de son pied-à-terre parisien, au cÂur du quartier bourgeois du Marais. Son appartement se trouve au fond de la vaste cour pavée d’un hôtel particulier du XVIIe siècle, aux formes amples et austères.
Reconnue, admirée et célébrée sur trois continents (Afrique, Amérique et Europe) qu’elle a parcourus de long en large, Maryse Condé partage aujourd’hui sa vie entre Paris et les États-Unis, où elle a vécu et enseigné pendant une quinzaine d’années. Elle a notamment été professeur à la prestigieuse Columbia University à New York, où elle a créé le département des études françaises et francophones avant de prendre sa retraite anticipée en 2002 ?en raison de problèmes de santé.
On est loin de la Guadeloupe natale. Pendant longtemps, Maryse Condé est retournée régulièrement dans son île pour se reposer dans sa résidence de Montebello, dans le quartier sylvestre du Petit-Bourg. Dernière-née, en 1937, d’une famille aisée (son père était banquier, sa mère institutrice) de Pointe-à-Pitre, la jeune Maryse a grandi dans la Guadeloupe des années 1950, entourée d’une fratrie nombreuse et turbulente. Devenue écrivaine, elle a raconté dans un émouvant récit de souvenirs, Le CÂur à rire et à pleurer, les heurs et malheurs de son enfance et de son adolescence, à l’ombre d’une mère aimante et énigmatique.
La future romancière quitte la Pointe à 16 ans pour suivre ses études en métropole. Alors qu’elle n’a pas encore 18 ans, elle apprend la mort de sa mère. Pour oublier sa douleur, la jeune orpheline se lance à corps perdu dans la touffeur de la vie parisienne. Premières amours, découverte de la poésie anglaise, effervescence de la décolonisation. En 1960, elle se marie à 23 ans avec un acteur guinéen, Mamadou Condé, et part s’installer en Afrique.
Au terme d’aventures personnelles tumultueuses, elle rentre en Guadeloupe dans les années 1980, au bras de son second mari, Richard Philcox. Mais l’absence d’une vie culturelle digne de ce nom et l’immobilisme politique conduisent la romancière à quitter définitivement son île en 2007. « Il n’y a plus de créativité en Guadeloupe, explique-t-elle. Les gens sont laminés, écervelés par les feuilletons télé et les subsides versés par la France. Je n’avais plus ma place dans un univers pareil. »
La vie de Maryse Condé est faite de ruptures. Avec ses proches, sa famille littéraire, les stéréotypes dans lesquels on a essayé de l’enfermer. Elle n’a jamais été un écrivain antillais comme les autres. Elle aime se définir comme une « outsider », « une Guadeloupéenne qui vit à New York, ne parle pas créole et n’aime pas le zouk ».
Petite sÂur de Fanon
Solitaire, affiliée à aucune idéologie identitaire, l’auteur de Ségou a creusé obstinément son sillon hors des sentiers battus, en marge des courants de la négritude, de l’« antillanité » et autres créolités. « La poésie de Césaire, avoue-t-elle, ne me révolutionna pas comme la prose transparente de Joseph Zobel. Je n’ai jamais pu adhérer aux thèses de la négritude. Sur cette question, j’étais plutôt une disciple de Frantz Fanon, qui disait que les Noirs ne sont nègres que lorsqu’ils sont saisis par le regard du Blanc. La couleur de la peau est un épiphénomène. Cela étant dit, j’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour l’homme Césaire, pour son refus de l’oppression coloniale et pour sa lucidité. Il est celui qui a su dire non, et ce faisant il a ouvert une brèche dans laquelle nous nous sommes tous engouffrés. En ce sens, je me sens pleinement héritière de Césaire, tout en étant une petite sÂur de Fanon. »
Pendant toutes ses années à Pointe-à-Pitre, ayant grandi dans un environnement très protégé, elle n’avait jamais ressenti le poids de la couleur de la peau. C’est en France qu’elle s’est découverte noire ! La quête identitaire l’a alors conduite en Afrique. En Côte d’Ivoire, en Guinée-Conakry, au Ghana, au Sénégal. Il fallait remonter les siècles, reconstituer l’itinéraire des ancêtres emmenés en esclavage, toucher du doigt le pays des origines. Or « il n’y a pas d’ancêtre fondateur, il n’y a que le bateau négrier ». Plus dure encore fut la prise de conscience que, malgré sa peau noire, beaucoup de choses la séparaient des Africains. « Je ne partageais pas la même culture. Je ne parlais pas la même langue. Je ne mangeais pas les mêmes plats, n’écoutais pas la même musique, ne priais pas les mêmes dieux. Les différences culturelles étaient un mur plus infranchissable que les différences de race que j’avais pu connaître à Paris. » Elle rentre en France en 1973. Les douze années passées en Afrique furent « les plus difficiles de [son] existence », se lamente-t-elle, tout en reconnaissant que tout n’était pas négatif pour autant dans l’expérience africaine.
Exil africain
Aussi, lorsque dans les années 1970 elle se met à écrire, se tourne-t-elle vers l’Afrique pour y puiser le matériau de ses premiers romans, qui racontent sous le masque de la fiction sa propre recherche des ancêtres. Elle trouve surtout en Afrique l’inspiration pour les deux volumes de son roman historique, Ségou (1984-1985), lequel lui ouvre les portes de la notoriété. Pour l’universitaire Lilyan Kesteloot, l’effort d’information préliminaire que l’écriture de cette énorme fresque sur l’ancien empire du Mali a nécessité a aidé Maryse Condé à acquérir les clés qui lui avaient tant manqué pendant son exil africain. « Ce détour par l’Histoire – et la recréation de cette Histoire par le roman – lui a donc permis, écrit Kesteloot, de relativiser à la fois le tragique du passé ancestral et les frustrations du contact personnel. À la recherche, vaine, d’une Afrique mère adoptive, elle substitue la connaissance, réelle, d’une Histoire collective qu’elle assume ; et ce fait la libère du même coup. Elle peut enfin aimer, oui, aimer, l’Afrique. Et la quitter. »
Après Ségou, tout se passe en effet comme si Maryse Condé avait fini de payer sa dette intellectuelle à l’Afrique. L’imagination de la romancière quitte désormais les rivages du continent noir pour investir les Antilles et l’Amérique. C’est une nouvelle étape dans son écriture. Elle tente alors de cartographier l’identité antillaise dans son ici et maintenant. Et met en scène les tensions sociales à travers les sagas des grandes familles caribéennes (La Vie scélérate), évoque la résistance anti-impériale (Moi, Tituba, sorcière et La Migration des cÂurs), élargit l’expérience antillaise en y faisant entrer celle d’une diaspora constamment confrontée à l’autre et appelée à se redéfinir (Desirada, Pays mêlé).
Les personnages de Maryse Condé sont souvent des femmes fragiles qui tentent inlassablement, à travers les vicissitudes de la vie et du monde, de prendre leur destin en main et d’affirmer leur liberté. Elles ont pour nom Tituba, Rosélie, Célanire ou encore Victoire, la grand-mère maternelle à laquelle la romancière a consacré un de ses récits les plus émouvants, à mi-chemin entre biographie et fiction, Victoire, les saveurs et les mots. « Ma grand-mère était une cuisinière hors pair, servante chez des Békés, analphabète, mais déterminée à donner à sa fille les outils de l’instruction pour qu’elle puisse se battre à armes égales dans l’arène de la vie. Je ne l’ai pas connue. Et comme j’ai perdu ma mère très tôt, l’écriture de ce livre m’a permis de les connaître toutes les deux et de me connaître à travers elles. C’était une expérience merveilleuse car j’avais enfin l’impression de faire partie d’une famille, et, au-delà, d’une histoire, celle de la Guadeloupe et des Antilles. »
Une histoire faite d’humiliations et de souffrances que Maryse Condé connaît bien. En tant que présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, créé par Jacques Chirac, elle a tenté de soigner l’âme meurtrie de son peuple. À la suite de son rapport circonstancié sur l’enseignement dans les écoles de ce passé traumatisant, le 10 mai a été retenu comme journée de commémoration de l’esclavage, lequel a été institué comme crime contre l’humanité par la loi dite Taubira de 2001.
La romancière a aussi été tentée un temps d’influer sur la vie politique de son île en militant au sein du mouvement indépendantiste guadeloupéen. Elle s’est même présentée aux élections en tant que candidate de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe. Elle n’a pas été élue, son parti a été balayé, mais la cause demeure. « Pour moi, affirme-t-elle, l’indépendance de mon pays est un rêve auquel je ne renonce pas. » Sans pour autant adhérer à tous les diktats des indépendantistes, notamment à ceux concernant la langue. « On nous dit que le créole est notre langue maternelle, et le français la langue de la colonisation, qu’il faut rejeter. C’est trop simpliste. Pour moi, le français n’est plus une langue coloniale car je l’ai cannibalisée, réinterprétée avec mon histoire, mon ethnicité, mon vécu. D’ailleurs, je n’écris ni en français ni en créole, mais en Maryse Condé »
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