« L’aide doit être directement versée aux peuples africains »

À la veille du sommet du G8 qui se déroule du 7 au 9 juillet au Japon, entretien avec le Prix Nobel de la Paix 2006.

Publié le 7 juillet 2008 Lecture : 8 minutes.

Cinq semaines après la tenue de la quatrième édition de la Ticad, l’Afrique est de nouveau à l’honneur au Japon, à l’occasion du sommet du G8 qui se déroule cette année du 7 au 9 juillet sur l’île d’Hokkaido. Huit présidents africains y ont été invités. Bien que les huit pays les plus industrialisés de la planète aient retenu le réchauffement climatique comme thème principal de leur traditionnelle grand-messe, la question du soutien au continent y sera de nouveau abordée. Soucieux de développer les relations de son pays avec l’Afrique – il vient d’annoncer un doublement de l’aide bilatérale japonaise d’ici à 2012 -, Yasuo Fukuda, le Premier ministre nippon et président en exercice du G8, en a fait l’un de ses chevaux de bataille.
Depuis le sommet de 2005 à Gleneagles (Écosse), pourtant, les beaux discours prononcés chaque année à cette période par les pays riches passent de plus en plus mal. Le mois dernier, les ONG, soutenues par des people du monde entier, ont redoublé d’activisme, quand elles se sont aperçues qu’ils ne respecteraient pas l’engagement pris en 2005 de doubler leur aide au continent d’ici à 2010, en l’augmentant de 25 milliards de dollars par an. À raison : le 30 juin, le Financial Times affirmait s’être procuré un brouillon du communiqué final du prochain sommet, dans lequel les grandes puissances ne mentionnaient plus de date butoir pour tenir leurs promesses À la veille de l’événement, le Bangladais Muhammad Yunus, Prix Nobel de la paix 2006 et membre de l’African Progress Panel (APP), un comité d’experts indépendants mis en place pour assurer le suivi des engagements de ?Gleneagles, n’accable pourtant pas le G8. ?Interview.

Jeune Afrique : Les pays du G8 semblent reconnaître qu’ils ne pourront pas tenir les engagements pris envers l’Afrique en 2005. Qu’en pensez-vous ?
Muhammad Yunus : Il y a certes des promesses qui ont été faites, mais plutôt que de me lamenter sur le volume de l’aide, je préfère me demander : « Que faisons-nous avec l’argent que nous avons ? » Le montant de l’aide a bien sûr son importance, mais savoir ce que l’on en fait en a plus encore.

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Certains commencent à douter que l’aide internationale soit un levier de développement, estimant qu’elle n’a fait que renforcer la corruption. Partagez-vous cette analyse ?
Je l’approuve complètement. La Banque mondiale est une institution vieille de soixante-trois ans, dont les politiques, les structures, l’organisation ont été conçues pour une tout autre époque. Et aujourd’hui, alors que le monde a radicalement changé, elles n’ont pas évolué. Il est donc très important de voir comment les adapter aux besoins du monde contemporain.

Quelles adaptations préconisez-vous ?
En Afrique, les politiques d’aide au développement passent toujours par l’État. Pourtant, ce système n’a plus de raison d’être. Il faut en sortir. Il existe désormais une société civile, des individus et des organisations capables de prendre en charge la plupart des projets de coopération. Ensuite, il me semble important de mettre en place un fonds africain indépendant dédié au microcrédit, ainsi que différents fonds nationaux du même type, exclusivement consacrés au développement. Abondés par les bailleurs traditionnels et par des entreprises privées, ils seraient gérés par des organismes indépendants et des structures non gouvernementales spécialisées. Ainsi, les pays pourraient réellement profiter de l’argent qu’on leur donne et développer la microfinance. Comme il existe des projets de microcrédit partout dans le monde, on pourrait finalement envisager la création d’un vaste réseau international consacré au financement de petites entreprises à vocation sociale.

Comment expliquer le retard de l’Afrique en matière de développement, comparée à l’Amérique du Sud et à l’Asie ?
Il ne faut pas noircir le tableau. Prenez l’Afrique du Sud : chacun considère qu’elle est aujourd’hui un pays développé. À l’inverse, les Philippines, malgré tous les atouts dont elles bénéficient, n’ont pas beaucoup évolué. Le développement est donc d’abord une question de gouvernance, de leadership et de mobilisation des populations. Le retard actuel de l’Afrique ne signifie pas qu’elle ne peut pas se développer, mais simplement qu’elle est passée à côté de certaines opportunités.

Il n’y a donc pas de fatalité afri­caineÂ
Pas du tout. Si l’Afrique est en retard, c’est à cause de ses appareils d’État, pas de ses populations. La faute en revient à ce que tout passe par les administrations. Aujourd’hui, les classes dirigeantes africaines concentrent tout entre leurs mains, si bien que, si vous n’en faites pas partie, vous n’avez rien. Les États devraient, au contraire, se cantonner à créer un environnement propice au développement, puis laisser les gens agir. Les États africains ne seraient pas confrontés aux problèmes qu’ils connaissent s’ils laissaient à leurs peuples un peu de marge de manÂuvre.

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La microfinance suscite quelques critiques. On lui reconnaît le mérite de sortir les populations de l’extrême pauvreté, mais on l’accuse de les enfermer dans la médiocritéÂ
Ce genre d’attaque vient de ceux qui craignent que la microfinance ne finisse par remplacer les banques traditionnelles. Ce n’est pourtant pas notre objectif. Envisager les choses sous cet angle, c’est considérer qu’il existe une somme d’argent déterminée que vous prenez aux uns en en privant les autres. Nous pensons au contraire qu’il y a assez d’argent pour tout le monde, mais que le système bancaire actuel exclut d’office certaines personnes.

La stratégie du microcrédit est-elle la bonne ? Ne vaudrait-il pas mieux prêter davantage à de vrais entrepreneurs, plutôt que de distribuer quelques dollars à n’importe qui ?
Certains remettent effectivement en question le principe de prêter sans distinction, même à ceux qui ne sont pas entrepreneurs. Pour ma part, je pense qu’en chaque individu sommeille un businessman. La preuve : nous avons aujourd’hui plus de 100 000 mendiants à la Grameen Bank (voir encadré), et parmi eux plus de 11 000 ont complètement abandonné la mendicité pour devenir vendeurs en porte-à-porte. Quand nous leur avons prêté de l’argent, nous leur avons dit : « Bien sûr, vous pouvez continuer à mendier, mais pourquoi ne pas en profiter pour vendre quelques produits ? » Certains l’ont fait. Ils se sont montrés si adroits qu’ils sont devenus de vrais commerciaux.

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En quoi la microfinance peut-elle aider à résoudre la crise alimentaire dans les pays en développement ?
Accroître la production agricole des pays émergents devient une absolue nécessité. Dans cette perspective, l’Afrique dispose d’opportunités beaucoup plus importantes que l’Asie. Elle regorge encore de vastes espaces et pourrait, à terme, nourrir non seulement sa population, mais exporter. À l’inverse, au Bangladesh, les réserves en surfaces cultivables se raréfient, alors que nous devons nourrir quelque 150 millions d’individus qui mangent davantage au fur et à mesure qu’ils sortent de la pauvreté. Cet exemple montre qu’il est urgent de développer des technologies qui permettent à tous de produire davantage sur une même parcelle. Depuis la révolution verte en Inde [au début des années 1970, ndlr] – la dernière révolution technologique que nous ayons connue -, rien ne s’est passé. Les semences génétiquement modifiées ont, certes, fait l’objet de nombreux débats, mais il n’y a guère que les États-Unis qui les ont finalement acceptéesÂ
Quel peut être le rôle du microcrédit à cet égard ?
Dans beaucoup de pays, il n’y a plus de crédit agricole parce que la plupart des gouvernements ont décidé d’abandonner ce produit financier, jugeant qu’il n’était pas efficace. En fait, il y a eu de véritables gaspillages. Il faut donc repenser ce système en s’inspirant du microcrédit, par la création de banques dédiées aux agriculteurs. De cette façon, les paysans pourront aussi avoir accès aux outils de communication qui leur permettront de disposer de plus d’informations sur les circuits de commercialisation et sur l’état des marchés.

Le principe de la microfinance, qui est de prêter de l’argent à des personnes a priori non solvables, est-il viable ?
Contrairement aux banques traditionnelles, dont la cupidité est sans limites, nous n’octroyons aucun crédit à la consommation à des gens qui n’ont ni les moyens de rembourser leur dette, ni l’habitude d’emprunter. La microfinance n’accorde que des prêts qui servent à financer des investissements générateurs de revenus.

Aujourd’hui, plus de 90 % des clients empruntant à la Grameen Bank sont des femmes. Pourquoi ?
Il y avait, au départ, une volonté délibérée de notre part de faire en sorte qu’elles représentent au moins la moitié des adhérents à notre programme. Nous voulions ainsi protester contre les pratiques des banques traditionnelles : au Bangladesh, les femmes ne représentent même pas 1 % de leur clientèle, parce que tout est fait pour les dissuader d’emprunter ! Faire bouger les choses n’a pas été facile. Mais, une fois le pari réussi, nous avons constaté que l’argent prêté aux femmes était beaucoup plus rentable. Les hommes allaient, eux, boire leur crédit !

Le problème est-il le même en ?Afrique ?
Je dis parfois que l’Afrique est le continent idéal pour la microfinance, parce que les Africaines sont très actives et très indépendantes. Regardez les marchés, il n’y a que des femmes ! Au Bangladesh, au contraire, vous n’y verrez que des hommes. C’est la grande différence. Pour répondre à votre question, je dirai donc : non, la même difficulté n’existe pas en Afrique, et je pense que le microcrédit va s’y développer beaucoup plus rapidement.

Beaucoup d’économistes fustigent le poids économique du secteur informel dans les pays en développement. Est-ce réellement un frein ?
Le jour où chacun pourra trouver un emploi dans le secteur formel, je serai le premier satisfait. Mais, d’ici là, je n’ai rien contre le fait d’encourager le secteur informel. Ce qui gêne le plus avec l’informel, c’est la difficulté pour l’État de prélever les taxes. Mais pourquoi en a-t-il tant besoin ? Pour aider les gens ? Faut-il créer un circuit spécifique pour les impôts en espérant que l’argent ponctionné soit reversé aux pauvres ? Les impôts ne sont jamais reversés aux pauvres ! Dans un pays aussi aisé que la France, le peu d’argent que les plus démunis parviennent à gagner grâce au microcrédit, ils doivent le verser en cotisations sociales, qui peuvent représenter jusqu’à 40 % de leurs revenus. C’est une situation ubuesque : l’État prélève de l’argent aux pauvres pour aider les pauvres !

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