« De Dakar à Tanger, je ne regrette rien… »

Le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy est l’inspirateur de l’UPM. Il est également l’auteur des principaux discours du président, y compris les plus controversés.

Publié le 7 juillet 2008 Lecture : 12 minutes.

C’est à un Méditerranéen, natif d’Arles, que Nicolas Sarkozy a confié le soin d’élaborer et de suivre le projet d’Union pour la Méditerranée. Henri Guaino, 51 ans, conseiller spécial du président et principale plume des discours du chef de l’État français, a trouvé là un nouveau rôle – et une nouvelle passion – à sa mesure. De ce gaulliste social ombrageux, de ce républicain mystique d’origine modeste qui tranchait à l’époque avec les « petits marquis » de son entourage, Nicolas Sarkozy avait dit, trois mois avant son élection : « Cet homme va me faire gagner. » Bonne pioche. Formé par Philippe Séguin, ce « Chevènement de droite », ancien commissaire général au Plan, a donné au candidat une colonne vertébrale idéologique en l’aidant à atténuer son image ultralibérale et résolument atlantiste. Récompensé par un poste à la fois clé et hors hiérarchie, celui qu’Édouard Balladur qualifiait de « dangereux » et que les ministres – y compris le premier d’entre eux, François Fillon – préfèrent éviter qu’affronter, est un électron libre pour qui il n’y a pas d’interdiction à considérer que Jeanne d’Arc et Jean Jaurès, de Gaulle et Léon Blum, Lyautey et Savorgnan de Brazza font partie du patrimoine génétique commun des Français. Qu’on l’apprécie ou non, cet homme volontiers exalté, parfois caractériel et toujours animé d’une inextinguible soif de convaincre a une qualité rare : il a une pensée.
Henri Guaino a reçu J.A. dans son bureau de l’Élysée, le salon Murat, à quelques mètres de celui de Nicolas Sarkozy, un après-midi ensoleillé de la fin juin. Au menu de l’entretien : le prochain sommet de l’UPM bien sûr. Mais aussi un certain discours de Dakar, dont il est l’auteur, qui a tant choqué et qui a été – y compris dans nos colonnes – tant critiqué.

Jeune Afrique : En une année, le grand projet d’une « union méditerranéenne » politique, économique et culturelle réservée aux seuls États riverains a pris du plomb dans l’aile. On en est aujourd’hui revenu à un « Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée » aux contours mal définis et aux ambitions mesurées. Vivez-vous cette évolution comme un échec ?
Henri Guaino : Pourquoi un échec ? Attendons le 13 juillet au soir et les conclusions du sommet pour en juger. Que le projet actuel ne soit pas celui défini et souhaité à l’origine par la France est une évidence, mais est-il pour autant moins ambitieux ? Je n’en suis pas sûr. La France avait proposé l’union des pays riverains parce qu’ils étaient les plus concernés. Je me souviens de certaines remarques formulées à l’époque : « C’est anecdotique, sans intérêt, ça n’apporte rien », etc. Et puis, brusquement, c’est devenu tellement important que nul n’a voulu demeurer à l’écart. Tant mieux ! puisque tout le monde veut venir, puisque certains de nos partenaires craignent que cette initiative puisse diviser l’Europe, eh bien faisons-la ensemble cette Union ! Retour au format de Barcelone donc, mais sur la base des principes retenus pour cette nouvelle union : parité entre le Nord et le Sud, gouvernance partagée entre les deux rives de la Méditerranée, copropriété, en quelque sorte, de l’UPM. En fait, le processus de Barcelone a été un instrument purement européen selon le schéma classique d’après la colonisation où le Nord aide le Sud et souvent décide à sa place. C’est ce qu’il fallait corriger. L’autre choix décisif concernait la nécessité de miser sur des projets concrets pour tisser des solidarités de plus en plus étroites entre les peuples, mais avec la conviction qu’il fallait tourner le dos à la logique bureaucratique. Dans celle-ci, ce sont les budgets qui conditionnent les projets, alors que dans la vie normale, on élabore des projets et ensuite on va chercher les ressources nécessaires pour les réaliser. L’UPM, ce n’est pas poursuivre ou réchauffer Barcelone. C’est débureaucratiser et en réalité refonder Barcelone.

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L’un des objectifs de l’UPM, c’est aussi d’agir sur les causes de l’immigration clandestine et donc sur les pays de départ des migrants ÂÂ
C’est l’une de ses raisons d’être, effectivement.

Quelle alternative pouvez-vous offrir face à une politique européenne de plus en plus restrictive en ce domaine ? Quelle crédibilité aura l’UPM auprès des opinions publiques des pays de la rive Sud ?
C’est parce que la fermeture des frontières ne peut résoudre à elle seule les problèmes des flux migratoires qu’il faut faire l’Union pour la Méditerranée. Nous avons un projet d’Erasmus méditerranéen qui facilitera la circulation des étudiants entre les deux rives. Un autre concerne la création d’un Centre méditerranéen de la recherche scientifique dont les chercheurs seront tout naturellement appelés à se déplacer sans restriction de part et d’autre de la Méditerranée. Les élites, qu’elles soient intellectuelles ou économiques, doivent pouvoir échanger, se ­rencontrer, être mobiles. L’Union pour la Méditerranée sera le cadre pour gérer ensemble les flux migratoires et créer les conditions du codéveloppement.

Quel est, au juste, le but de l’Union pour la Méditerranée ?
Refaire de cette mer commune un creuset de civilisations plutôt qu’un théâtre de tragédies. Créer le grand laboratoire du codéveloppent. Relever collectivement le défi écologique.

Dans le discours de Tanger, en octobre 2007, auquel vous avez très largement participé, Nicolas Sarkozy appelle de ses vÂÂux « une unité perdue depuis quinze siècles ». Si le compte est bon, c’est là la chute de l’Empire romainÂÂ
Effectivement. Il s’agissait de la dernière unité du monde méditerranéen fondé sur un projet de civilisation partagée.

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Mais une unité impériale, imposée par la force au Sud dit barbare par le Nord dit civilisé.
La Gaule, l’Espagne, la Grèce ont elles aussi été conquises et soumises par Rome. Je ne m’estime pas pour autant le descendant d’un peuple opprimé et colonisé par l’Empire romain, mais celui d’un peuple auquel Rome a apporté des valeurs de civilisation qui sont aussi les nôtres. Tout le monde pouvait devenir citoyen de l’Empire romain. Posez la question aux Tunisiens, aux Libyens, aux Algériens, aux Marocains : tous sont fiers de leur part d’histoire romaine, comme je le suis moi aussi. Si, par la suite, ceux qui ont tenté de reproduire l’unité de la Méditerranée – musulmans, chrétiens, Ottomans, colonisateurs – ont échoué, c’est bien parce que seule Rome contenait en elle une idée de la civilisation qu’elle a réussi à faire partager même à ceux qui l’ont combattue. Il ne s’agit évidemment pas d’y revenir mais de réfléchir ensemble sur ce qui nous unit.

Le « Guide » libyen Mouammar Kadhafi et le président sénégalais Abdoulaye Wade ont publiquement pris position contre l’UPM avec des arguments voisins. Selon eux, ce projet revient à diviser l’Afrique, à établir une barrière entre le Nord et le Sud du continent. Qu’en pensez-vous ?
C’est inexact. L’UPM ne veut en aucun cas être une barrière, mais au contraire le pivot d’une alliance entre l’Europe et l’Afrique tout entière. La charnière se situe en Méditerranée, et de la capacité des pays des deux rives à travailler ensemble dépend l’avènement de cette Eurafrique que Nicolas Sarkozy appelait de ses vÂÂux dans son discours de Dakar.

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Y aura-t-il un chapitre « droits de l’homme » au sommet de Paris ?
Les droits de l’homme, c’est un but, non un préalable. La politique ça se fait avec le monde tel qu’il est et les gens tels qu’ils sont. Ce qui compte pour le politique, c’est la morale du résultat, ce sont les conséquences des décisions que l’on prend. Si on ne retenait comme interlocuteurs que les pays qui appliquent les mêmes standards de démocratie que nous, on ne parlerait pas à grand-monde et on ne ferait pas avancer grand-chose. Prenez le cas de la Tunisie, à propos de laquelle certains nous ont critiqués. Évidemment, ce n’est pas parfait par rapport à nos critères, mais voilà un pays où les femmes sont émancipées, où les enfants sont soignés et scolarisés, où la classe moyenne est une réalité, où les trois quarts de la population sont propriétaires de leur logement. Une telle évolution aurait-elle pu avoir lieu si nous avions décidé de boycotter la Tunisie il y a deux ou trois décennies ? La politique doit se faire à partir des réalités, disait le général de Gaulle. La démocratie, les droits de l’homme ou la paix au Proche-Orient ne relèvent pas de pétitions de principes décrétés arbitrairement, elles viendront in fine de la discussion et du travail en commun.

C’est de la RealpolitikÂÂ
Appelez cela comme vous le voulez. Si nous avons invité le président Bachar el-Assad à Paris, c’est parce que la Syrie a un rôle majeur à jouer pour la paix dans la région et que ce n’est ni à vous ni à moi de décider de la nature du régime syrien. Il n’y a rien de pire que la politique de la bonne conscience. La morale en politique, c’est le cas de conscience et surtout pas la bonne conscience. Régis Debray a raison : un homme d’État, c’est celui qui veut les conséquences de ce qu’il veut.

« On ne bâtira pas l’Union sur la repentance », a répété Nicolas Sarkozy à Tanger, après l’avoir dit à Dakar, et, auparavant, lors de ses discours électoraux de Montpellier et de Toulon. Pourquoi cette obsession ? Qui vous demande de vous repentir ?
Pendant des années, certains nous ont répété qu’il fallait que nous nous couvrions la tête de cendres comme si la France avait commis les plus grands crimes de l’Histoire. Comme si la France avait, à l’égard des Africains, une dette morale et matérielle imprescriptible. Nous sommes prêts à reconnaître des erreurs, des fautes, des crimes – et le président l’a fait à Dakar et à Constantine comme nul avant lui ne l’avait jamais fait – mais expier, non. Et depuis quand faut-il que les enfants expient les fautes de leurs pères ? Rien n’est plus dangereux que la concurrence des mémoires et des souffrances que portent en elle la repentance. Regardons le passé en face sans le ressasser et construisons l’avenir ensemble !

Il y a aussi, dans le discours de Dakar, cet étrange passage sur « la tentation de la pureté » et « la haine de soi » contre lesquelles Nicolas Sarkozy a mis en garde la jeunesse africaine. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Ce n’est pas à vous que je vais apprendre les atrocités commises en Afrique subsaharienne au nom de la pureté ethnique. Regardez le Rwanda, la Côte d’Ivoire, le ZimbabweÂÂ

Dans le fond, vous assumez tout de ce fameux discours que vous avez écrit. Y compris le fait que l’homme africain ne soit pas entré suffisamment dans l’Histoire.
Ce discours n’est pas le mien mais celui du président. Cela dit, j’assume chaque mot. Il y a des bibliothèques entières de travaux anthropologiques sur le rapport au temps ! Qui peut soutenir que toutes les cultures ont la même relation au temps, à l’Histoire, à l’idée de progrès ? En faire un prétexte pour un procès en sorcellerie est grotesque.

Quand un discours suscite tant de critiques, c’est qu’il y a un problème dans le message, ou dans la formulation du message, vous ne croyez pas ?
Qu’il y ait des réactions à un discours politique, quoi de plus normal ! Pour le reste, je trouve impensable qu’il soit interdit de parler de certains sujets sous prétexte que l’on n’a pas la bonne couleur de peau. Ce discours – que l’on peut critiquer à condition qu’on l’ait lu – parlait des relations de l’Afrique avec elle-même et avec le monde, des rapports avec la France, l’Europe, l’Occident. Cela méritait un débat mais pas l’injure ou l’invective. Il y a ceux qui ont parfaitement compris « Dakar », ceux qui n’étaient pas d’accord de bonne foi et ceux qui, à l’avance, avaient décidé que ce discours serait inacceptable. Avec ces derniers, il n’y a aucune discussion possible.

On raconte que ce fameux texte a été écrit par vous à la hâte, dans la fièvre, au dernier moment. Et que le président Sarkozy l’avait à peine lu avant de le prononcer.
C’est faux. Il m’a demandé des semaines de travail en liaison avec quantité d’experts. Le président l’a lu et travaillé durant cinq heures d’avion. Tous ceux qui étaient présents, des diplomates aux ministres, l’ont lu.

Tout de même : faire dire au chef de l’État français que dans l’imaginaire du paysan africain « il n’y a pas de place pour l’aventure humaine », cela choque.
Dans l’imaginaire traditionnel du paysan africain, il y a la même chose que dans l’imaginaire traditionnel du paysan français. L’idée que l’homme est maître de son destin, qu’il est le créateur de sa propre histoire, a cheminé lentement dans les représentations collectives. Dans la tragédie grecque, le destin est écrit d’avance. Cela ne m’empêche pas d’être un admirateur d’Eschyle et de Sophocle. La modernité va naître petit à petit de l’angoisse de l’homme face à une histoire qui ne recommence pas sans cesse et dont il se met à penser qu’il est le seul responsable. Pour passer du temps cyclique à la notion du temps linéaire, il a fallu des millénaires, puis encore des siècles pour en arriver aux Lumières et à l’idée de progrès. Et dans chacun d’entre nous, une mentalité archaïque et une mentalité moderne cohabitent. Dire que dans l’homme africain il y a deux héritages, celui de la culture traditionnelle et celui légué par l’occidentalisation coloniale, et appeler l’homme africain à bâtir son destin commun sur ces deux héritages, en quoi est-ce choquant ou provocateur ? Sauf encore une fois à parler d’un discours qu’on n’a pas lu et qui présente une des plus belles apologies de la culture africaine.

Comment avez-vos ressenti les critiques acerbes qui vous ont été adressées ?
Ça ne fait jamais plaisir. Surtout quand votre fils, de retour de l’école, vient vous dire : « Mes copains disent qu’à la télévision on raconte que tu es raciste. »

Si c’était à refaire ?
Où est le problème ? Vous trouvez ce discours honteux – moi pas. Vous parlez des critiques et vous oubliez tous ceux qui l’ont approuvé.

Vous écririez le même discours, au mot près ?
Si je vous disais non, je donnerais du crédit à ceux qui l’ont caricaturé et qui n’ont pas hésité à parler de racisme. Ce sont les mêmes que les imbéciles qui, après Race et culture, avaient traité Levi-Strauss de raciste. Les mêmes pseudo-intellectuels ethnocentrés qui accusent Senghor de n’avoir été qu’un collabo des colons. Au fond, c’était quoi le message du discours de Dakar sinon celui-ci : « Jeunesse d’Afrique, vous n’êtes pas en dehors du monde, le monde n’est pas responsable de ce qui vous arrive. Ce monde, il est à vous, comme à nous, vous n’êtes pas dehors mais dedans, vous en faites partie, vous en êtes responsables autant que tous les hommes. Changeons-le ensemble. » Je ne trouve pas que ce soit indigne !

Outre celui de Dakar, vous avez écrit les discours de Tanger, de Constantine, de Tunis et tout récemment celui de la Knesset à Jérusalem. Nicolas Sarkozy vous a-t-il parfois reproché de lui avoir fait dire ce qu’il ne voulait pas dire ?
Vous imaginez le président disant ce qu’il n’a pas envie de dire ? Il n’est ni manipulable ni influençable. Et il assume ses actes, ses discours, ses décisions. Le jour où nous serons en désaccord sur le fond, le jour où j’aurai un problème de conscience, je m’en irai, tout simplement.

Revenons à l’UPM. N’est-il pas significatif que la personnalité en charge de ce projet, l’ambassadeur Alain Le Roy, soit nommée à un autre poste, au sein de l’ONU à New York, alors que sa mission n’est pas achevée ?
Alain Le Roy s’est vu confier une mission. Il l’a remplie avec talent. Après le sommet du 13 juillet, il va en remplir une autre. De quoi voulez-vous que cela soit significatif ?

D’une déception française quant à l’évolution de l’UPM.
Il n’y a aucune déception. Une première étape sera franchie le 13 juillet, alors que tout le monde nous prédisait un échec. Après, le combat continue. La détermination française est intacte. C’est tout ce qui compte et, dans une certaine mesure, le projet de refondre totalement « Barcelone » est plus ambitieux que le projet initial. Enfin, rassurez-vous : je suis toujours là et je continuerai à suivre ce projet présidentiel. Il me tient trop à cÂÂur.

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