Retour à l’envoyeur

En expulsant des Français, Dakar manifeste son dépit de voir Paris refouler ses propres ressortissants interdits de séjour en France.

Publié le 7 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Sur le groupe de trente citoyens français que le Sénégal avait prévu d’expulser, seuls neuf l’ont finalement été, le 28 juin, au petit matin, dans un vol d’Air Sénégal International. À la station touristique de Saly, à 80 kilomètres de Dakar, où six d’entre eux ont été appréhendés, l’heure est aux interrogations.
« Nous sommes inquiets. Nous ne comprenons pas les vraies raisons de cette mesure. Il y a ici beaucoup de Français en situation irrégulière sans pour autant avoir des démêlés avec la justice. De même qu’on en trouve qui ont eu maille à partir avec la justice, alors qu’au plan administratif ils sont parfaitement en règle. Au vu du profil des six qui ont été expulsés d’ici, nous ne sommes pas fixés sur les motifs réels. C’est pourquoi tout le monde s’interroge. » Laurent Tarjon, qui nous tient ses propos à Saly, a failli être du lot des expulsés. « Par erreur », confie-t-il. Son nom figurait sur la liste des gendarmes.
L’homme, qui tient un business dans l’hôtellerie à la station, se défend : « C’est moi qui suis plaignant dans l’affaire pour laquelle j’ai failli être expulsé. » Il passera quand même une nuit à la brigade de gendarmerie. L’affaire qu’il évoque l’oppose à Alain Da Costa, autre citoyen français, gérant de la résidence touristique Mar Y Sol. Comme Tarjon, il n’a échappé à l’expulsion que parce qu’il a un procès en instance.
De fait, ce serait à partir des dossiers de ressortissants français au tribunal que les gendarmes ont établi une liste, revue en fonction du statut juridique des uns et des autres. D’où les hésitations et la confusion : de trente au départ, on est passé à quinze, puis à neuf qui finiront par prendre l’avion. En attendant une autre vague, annoncée, mais dont la date d’expulsion n’est pas encore rendue publique. « Tous les expulsés ont eu des démêlés avec la justice. Si pour certains c’était pour des motifs graves, tels que des attentats à la pudeur, pour d’autres, il s’agissait d’infractions bénignes, comme d’avoir fumé un joint de haschich. Mais le Sénégal est souverain pour dire qui est le bienvenu chez lui, et qui est indésirable. » Pour Simone Poudade Hailloud, consul de France au Sénégal, cette affaire est « fâcheuse ». D’autant plus qu’elle n’est pas sans préoccuper nombre des 30 000 Français officiellement recensés dans le pays.
« Des neuf expulsés, un seul était vraiment en situation administrative irrégulière », nous précise le consul. Nathalie Laufrey, par exemple, vivait au Sénégal depuis cinq ans. D’abord animatrice à l’hôtel Saly Princess, elle a, par la suite, mis sur pied un club équestre, Le Cadre noir, avec son compagnon sénégalais du nom de Bassirou. Leur mariage était prévu pour août prochain. On lui reprochait d’avoir été condamnée à deux ans de prison. « Faux », rétorque Bassirou. Tout au plus, sa fiancée reconnaît-elle avoir eu une altercation avec un gendarme qui a porté plainte pour outrage, ce qui lui avait valu une amende de 20 000 F CFA. Au moment d’embarquer, elle disait à qui voulait l’entendre qu’elle introduirait un recours contre l’arrêté du ministre sénégalais de l’Intérieur.
En attendant, son compagnon broie du noir. Assis sur un banc, devant les locaux de leur club équestre, où une dizaine de chevaux paissent, sous une fine pluie, il soupire : « Elle doit m’envoyer, dès son arrivée, le document lui notifiant son expulsion. Nous allons, nous Sénégalais, qui étions en affaires avec les expulsés, voir quelles voies judiciaires s’offrent à nous. »
Une fois entendus par les gendarmes, les six interpellés jusqu’alors installés à Saly ont été conduits à Dakar. Ils y ont rejoint deux autres arrêtés dans la capitale, et un troisième venu de Ziguinchor (sud du pays). Au hangar pour pèlerins de l’aéroport Léopold-Sédar-Senghor, où le groupe a passé la nuit du 27 au 28 juin, les conditions étaient bonnes. Matelas mousse, nourriture servie par un traiteur, bar à disposition et présence d’une équipe médicale. On est loin des brimades et autres réflexions vexatoires qui sont le lot des Africains expulsés de France, comme en mars et avril 2003 quand plusieurs « vols groupés » ont alors ramené à Dakar plus de cent vingt Sénégalais non admis sur le territoire français, provoquant des réactions d’indignation au Sénégal. Il est vrai que pour les Français tout s’est déroulé sous les yeux d’éléments de la police de leur pays.
N’empêche. Au sein du gouvernement, le sentiment le mieux partagé est que « c’est une mauvaise affaire ». Dans le débat préalable à la mesure d’expulsion, certains ministres avaient suggéré que Dakar se limite à instaurer le visa pour les ressortissants des pays qui en exigent des Sénégalais. « Une telle démarche aurait eu le double avantage de faire des rentrées de recettes (grâce au paiement de frais d’établissement pour chaque visa) et de ne choquer personne, en particulier les Français », avise un ministre.
On n’en est pas encore là. Pour Dakar, il faut aujourd’hui convaincre que ces expulsions ne sont pas décidées par mesure de réciprocité, pour répondre aux charters que le ministre français de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a affrétés quelques semaines plus tôt. Le ministre sénégalais de l’Intérieur, le général Mamadou Niang, s’est échiné à le clamer : « Il n’y a pas de réciprocité, il ne peut pas en exister entre le Sénégal et la France… Les Français arrivent au Sénégal sans visa, et les Sénégalais vont en France avec visa. Des expulsions, nous en faisons tous les jours. C’est un travail ordinaire de police. » La réalité est que Dakar, une fois le pas franchi, a tenté de se rattraper. Certains n’hésitent pas à avancer que « le Premier ministre s’est laissé piéger par Sarkozy » désormais assuré de reconduire chez eux des Africains sans trop entendre de récriminations de la part de ses homologues du continent.
L’opinion publique sénégalaise, elle, s’inquiète des conséquences que cette mesure pourrait entraîner. Les appels téléphoniques commentant la mesure dans les émissions des radios FM laissent entendre que c’est de l’eau apportée au moulin de Sarkozy. À les en croire, « il faut s’attendre à des expulsions en masse de Sénégalais de France. Paris n’aura plus de scrupules à nous envoyer des émigrés, par centaines. Wade, qui disait en 2001 qu’il fallait aider Chirac dans sa lutte contre l’émigration, aura tracé le chemin du retour au pays pour beaucoup de ses compatriotes, soutiens de leurs familles restées au Sénégal. »
Dans la filière du tourisme (75 000 emplois directs), deuxième source de devises après la pêche, on n’est pas moins inquiet. Le Sénégal a enregistré l’année dernière 700 000 touristes, dont 40 % sont passés par la station de Saly. Pour les professionnels du secteur, le risque est de voir les touristes, dont la majorité est constituée de Français, fuir la destination Sénégal à cause des tracasseries policières et administratives.
La crainte de cette désaffection fera-t-elle infléchir la démarche des autorités sénégalaises ? Nul ne le sait encore. Tout au plus s’accorde-t-on à reconnaître que ces mesures d’expulsion traduiraient plutôt une réaction de dépit amoureux entre le Sénégal et la France.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires