Nabil Ayouch : « Haut et fort est un film politique, social et musical »

Dans son dernier long-métrage, le réalisateur marocain revient sur une expérience réelle : la création d’une école de hip hop dans le quartier défavorisé de Sidi Moumen, à Casablanca.

Le réalisateur marocain Nabil Ayouch, ici à Paris en 2015. © Andrew C. Kovalev pour JA

Le réalisateur marocain Nabil Ayouch, ici à Paris en 2015. © Andrew C. Kovalev pour JA

Renaud de Rochebrune

Publié le 17 novembre 2021 Lecture : 7 minutes.

Haut et Fort, le huitième long-métrage de Nabil Ayouch, 52 ans, le plus connu et le plus célébré des cinéastes marocains d’aujourd’hui, ne ressemble guère aux précédents. Transcendant les genres, il raconte comment Anas, une gloire du rap, est engagé par un centre culturel pour, dans le cadre d’une « Positive School », enseigner le hip hop aux jeunes du quartier défavorisé de Sidi Moumen, dans la banlieue de Casablanca.

Une expérience sociale et artistique que l’on découvre à l’écran sous une forme proche du documentaire : le centre culturel, créé par Nabil Ayouch dans ce quartier où il a plusieurs fois tourné, existe, et l’aventure de la « Positive School », avec comme professeur Anas, a réellement eu lieu. Un grand nombre de séquences apparentent pourtant le film à une sorte de comédie musicale.

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Première fiction marocaine en compétition pour la palme d’or, Haut et Fort a été bien reçu au Festival de Cannes, bien qu’il ait dérouté certains critiques. Au public désormais de découvrir ce long-métrage doublement original – il porte sur un genre presque indéterminé et sur un sujet, le rap, peu représenté sur grand écran. Une originalité que défend avec fougue Nabil Ayouch, que nous avons rencontré peu après la projection sur la Croisette.

Jeune Afrique : Votre film est difficile à définir : documentaire ? fiction ? comédie musicale ? Cette forme originale ne constitue-t-elle pas un handicap ?

Nabil Ayouch : Des films bizarres, il y en a beaucoup. D’ailleurs, les sélectionneurs de Cannes, qui ont retenu Haut et Fort en compétition, tout comme ceux d’autres sections du festival qui le voulaient aussi, n’ont pas été gênés. La question de la forme était en effet centrale pour moi, au moment où je l’ai conçu. Finalement, il ne s’agit pas d’un documentaire, mais bien d’une fiction, inspirée du réel.

Et si les frontières sont floues, si l’on peut se demander ce qui est vrai et ce qui a été écrit, c’est parce que c’était mon objectif. Je voulais que tout se mélange, aussi bien les sujets abordés que ce qui touche à l’intime ou à l’aspect musical. C’est un film politique, un film social, mais aussi et surtout un film musical.

J’ai rendu hommage à West Side Story sans m’en rendre compte

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À tel point qu’en voyant Haut et fort, on lui trouve, toutes proportions gardées, une parenté avec West Side Story. Est-ce à raison ?

Absolument. West Side Story est un film que j’adore, une référence. Il a été un « marqueur » dans la comédie musicale, et en particulier dans la comédie musicale engagée, en évoquant la vie d’un quartier, l’affrontement de deux gangs. Cela peut renvoyer à cette scène de Haut et fort, où des islamistes et des jeunes rappeurs de Sidi Moumen se font face en dansant, sinon comme deux gangs rivaux, en tout cas comme deux « porteurs » de visions du monde qui s’affrontent.

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Cela m’a frappé en revoyant West Side Story récemment. Mais si ce film m’a inspiré, ce n’est pas directement puisque, quand je l’ai revu, vingt-cinq ans plus tard, mon film était terminé. On doit donc plutôt parler d’une envie de rendre hommage à ce film dont je ne me suis pas rendu compte en tournant…

Vous affirmez que votre film est une fiction. Mais comment échapper au côté documentaire quand tous les personnages, en particulier le professeur de la « Positive school » et les jeunes de Sidi Moumen, sont tous réels?

Comme je l’ai dit, le film est fondé sur des faits réels et sur des personnages existants ou ayant existé. Ils ont inspiré le récit. Mais je n’aurai pas choisi ces jeunes et encore moins le professeur, Anas, si je n’avais pensé qu’ils avaient la capacité d’interpréter un personnage, de transcender le réel.

Le charisme, le magnétisme d’Anas étaient essentiels pour que je lui confie le rôle. Quant aux jeunes, il fallait qu’ils puissent pénétrer la fiction, endosser les habits de leurs personnages, parfois proches mais parfois aussi très éloignés de ce qu’ils étaient dans la vie réelle.

D’ailleurs, les membres de leur famille à l’écran sont des comédiens, et les lieux où ils habitent dans le film ne sont pas les leurs. Par exemple, le vrai itinéraire d’Abdou, le jeune très religieux qui surgit à un moment dans le film, est tout l’inverse de celui que l’on décrit à l’écran.

Dans le monde arabe, le rap a une puissance phénoménale

J’ai dirigé les acteurs comme, dans mes autres films, je dirige des professionnels. Mais si on pense qu’on est proche d’un documentaire, j’en suis heureux, car cela prouve que le film fonctionne bien.

Quelle est l’importance du rap au Maroc ?

Énorme ! Dans le monde arabe en général, et au Maroc en particulier, le rap a une puissance phénoménale. Cela fait une vingtaine d’années que ce phénomène a commencé et, plus les années passent, plus il prend de l’importance, plus les rappeurs sont talentueux et plus ils « s’exportent ». La jeunesse marocaine s’en est emparée à tel point qu’un morceau de rap sur YouTube peut obtenir 10 ou 15 millions de vues.

Dans ce cas, pourquoi l’existence d’une école de rap peut-elle susciter autant de problèmes, comme on le voit dans le film ?

Il ne s’agit pas seulement d’une école de rap. Quand, dans la réalité, on a créé à Sidi Moumen le centre culturel qui a inspiré le film, on a été perçus comme des extraterrestres. Les habitants du quartier se demandaient ce qu’on allait faire, ce qu’on allait proposer à leurs gamins, si on n’allait pas venir imposer chez eux notre idée de la culture. Il y a eu de la méfiance, des résistances, en particulier à l’époque des polémiques qui ont entouré la sortie de mon film Much Loved, au milieu des années 2010.

Sidi Moumen est le Sarcelles de mon enfance, avec des sons, des images et des codes de la banlieue

Petit à petit, on a pu occuper notre place dans le quartier, tout comme les éducateurs sociaux ont fait leur place dans les banlieues où j’ai grandi, grâce à la médiation culturelle. Les gens se sont aperçus qu’on offrait simplement une structure d’accueil, une zone de liberté, dont ils pouvaient s’emparer avec leurs idées, leurs projets. Ce qui n’empêche pas que la démarche n’est pas toujours comprise, aujourd’hui encore.

La banlieue où vous avez grandi et que vous venez d’évoquer, c’est Sarcelles, en France. Peut-on comparer le Sarcelles de votre enfance et Sidi Moumen ?

Sidi Moumen, c’est le Sarcelles de mon enfance, avec des sons, des images, des mots, des codes de la banlieue. Avec des stigmates, des problèmes – un sentiment de déconnexion avec l’extérieur, l’impression d’être des citoyens de deuxième zone – assez proches, comme j’ai pu le constater dès les années 1990, bien avant que j’y réalise Les Chevaux de Dieu. J’y avais d’ailleurs tourné les premières images d’Ali Zaoua, en 1999.

Cela fait maintenant vingt-cinq ans que je vois le quartier évoluer. Et ce qui est bien, c’est qu’il évolue vraiment. Il y a désormais une liaison physique, grâce au tramway, avec le centre-ville de Casablanca. Le Sidi Moumen que j’ai connu au début était à 80% un immense bidonville et à 20% un quartier construit en dur. C’est aujourd’hui l’inverse, avec l’apparition de beaucoup de HLM. J’ai pu ainsi filmer les deux aspects de ce quartier qui se transforme.

J’ai conçu mon film comme un western de John Ford

Le rap est à l’origine une musique venue des États-Unis, aux accents protestataires, qui dénonce la ghettoïsation, les inégalités. Dans le film, on entend les rappeurs chanter qu’ils veulent « De la thune, de la thune ». Ce n’est pas très révolutionnaire !

Ce n’est que l’une des chansons du film. D’autres sont revendicatives, portent un vrai regard sur la société, sur les sujets qui suscitent des questions chez les jeunes. Là, il s’agit d’une préoccupation qui me paraît légitime : vouloir gagner sa vie.

Peut-être en raison de son aspect de comédie musicale, le film donne peu de contexte sur les personnages et l’histoire qu’il raconte. Pourquoi ?

Parce que je l’ai conçu comme un western fordien. J’avais envie qu’on rentre dans l’histoire à travers la découverte d’un héros solitaire – Anas en l’occurrence –, qui débarque en terra incognita, comme celui qui découvre des plaines inconnues sur son cheval et dort à la belle étoile.

Ce qui m’intéresse, c’est le rapport humain, la manière dont on le reconstruit progressivement. Dans les films de John Ford, on ne sait pas grand chose des héros et, peu à peu, on passe d’une situation plutôt tendue, conflictuelle, à quelque chose qui évolue, de plus délié, avec les habitants, qui peuvent être les Indiens ou n’importe quels occupants du lieu où le personnage débarque. C’est comme cela que j’ai raisonné en imaginant mon film.

Haut et fort, de Nabil Ayouch. Sortie au Maroc le 3 novembre et en France le 17 novembre 2021.

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